La conjecture de Goldbach semble être un meuste (comme on dit en français) des livres mettant en scène des mathématiciens. Exemples et contre-exemples
Il y a quelques mois, paraissait sur ce site un billet dans lequel, entre autres choses, j’exprimais quelques réserves sur un « best-seller » (tout est relatif)… Quelques réactions se sont exprimées, que vous pouvez lire sur le forum attaché au billet en question, et d’où il ressort qu’il y a des lecteurs qui ont aimé le livre (ce qui n’est pas vraiment une surprise, après tout, le livre s’est vendu) et même des lecteurs, qui, après l’avoir lu, ont fait des études de mathématiques (l’un n’étant pas nécessairement la cause de l’autre, ni réciproquement).
Exposition du thème
Le présent billet n’a pas pour but de vous raconter ce qui s’est écrit autour d’un billet passé, mais de vous parler de choses que vous ne trouverez pas sur le forum en question :
- une de mes collègues (à la machine à café) : Ah ! Ton billet m’a fait penser, tu n’as pas lu Oncle Petros ? Je te le mets dans ton casier ;
- un autre (plus lointain, par mail) : Moi aussi, j’ai écrit un roman, je te l’envoie, tu me diras ce que tu en penses.
- Et me voilà avec deux romans ! Merci Nicole, merci Didier : j’adore les romans, je lis tous ceux qui me tombent sous la main.
J’essaie d’éviter de vous dire ici ce que je pense de ces deux-là 1Très convenu, Oncle Petros et la Conjecture de Goldbach, d’Apostolos Doxiadis, met en scène un mathématicien fou. Ce qui suffirait pour que je m’arrête d’en parler. Traduit de l’anglais, en 2000, sans nom de traducteur sur le livre, beaucoup de termes mathématiques mal traduits. Bon, d’accord, j’arrête. Mais quand même : vous avez remarqué que les mathématiciens des romans sont souvent fous ? Ou au moins un peu anormaux ? Pour tout vous dire, dans le monde réel, c’est plutôt leur normalité qui m’impressionne, mais tout le monde n’est pas de cet avis, voir par exemple cet autre billet à propos d’un autre best-seller (un vrai).
Mais il serait injuste pour Didier Nordon que je ne profite pas de ce billet pour vous dire que j’ai bien aimé son livre, les Obstinations d’un mathématiciens, drôle et bien écrit2Belin, Pour la Science, 2003. On pourrait regretter la trop grande connivence qu’il demande à ses lecteurs, puisqu’il y a dans son roman des allusions à la vie quotidienne des mathématiciens formulées dans des termes que seuls les mathématiciens professionnels peuvent comprendre. .
Mais alors, si je ne parle pas de ces livres, je fais quoi, dans ce billet (se demande déjà le rédacteur en chef) ? Eh bien, j’essaie de ne pas vous parler non plus de la conjecture de Goldbach. Celle qui dit, vous savez bien… Non ? En fait, moi non plus, je suis obligée de vérifier à chaque fois :
Tout nombre pair, à partir de 4, peut s’écrire comme la somme de deux nombres premiers.
Par exemple,
\[4=2+2, \textrm{ et}\quad 6=3+3, \textrm{ et} \quad 28=23+5=17+11,\]
etc.
Les nombres premiers, ce sont les briques de base avec lesquelles on fabrique les nombres entiers, mais pas en les ajoutant, en les multipliant
\[4=2×2, \textrm{ et}\quad 6=2×3, \textrm{ et} \quad 28=2×2×7.\]
Remarquez que, dans ce cas, il y a une seule façon de décomposer, ce qui n’est pas le cas avec l’addition.
La question, écrire un nombre entier pair comme somme de nombres premiers, semble donc assez peu naturelle, mais elle est facile à énoncer (plus exactement, son énoncé est élémentaire), et la « conjecture » traîne depuis 1742 3Goldbach, Euler, vous trouverez tout ça là. On sait qu’elle est vraie jusqu’à 1018, qu’elle est « presque toujours » vraie, qu’elle est vraie pour tous les nombres pairs assez grands en remplaçant « deux » par « quatre » dans l’énoncé, etc..
Vous l’avez compris, puisque je ne vous parle, ni de ces deux romans, ni de la conjecture de Goldbach : les deux romans en question sont animés, bien que de façons fort différentes par la volonté d’un mathématicien de démontrer la conjecture de Goldbach, qui… (vous l’ai-je déjà dit ?) était aussi, comme par hasard, le théorème du perroquet dans le livre portant ce titre !
La Disparition, tout ça
Dans le billet précédent, j’avais mentionné la Disparition, de Georges Perec 4La disparition, disponible dans la collection l’Imaginaire chez Gallimard..
Pour aujourd’hui : dans Obstinations par Nordon, oui, dans Tonton Patros par Doxiadis, aussi, mais dans la Disparition, non. Ici Goldbach n’apparaît point (sauf si par pur hasard nous l’avions omis). Maths il y a, là pourtant, qu’inspira un quidam ami à l’Oulipo (Roubaud, à coup sûr, qui sinon), voilà donc un roman citant fort à propos Gauss, Galois, Cantor, Douady, Bourbaki, Shih, Thom, Schwartz, Koszul, Cartan, Giorgiutti, Pontrjagyn, Kan (dans Adjoint functors), Kurosh, mais pas Goldbach, qui pourtant aurait pu. Ainsi parlait Galois, puis dit-il (« il », qui narra dans son roman, sans qu’on prononçât son nom) aussi : \(aa^{-1}=bb^{-1}=cc^{-1}=dd^{-1}=ff^{-1}\) \(=gg^{-1}=hh^{-1}=ii^{-1}=jj^{-1}=kk^{-1}=ll^{-1}=mm^{-1}= \)
\(nn^{-1}=oo^{-1}=pp^{-1}=qq^{-1}=rr^{-1}=ss^{-1}=tt^{-1}= \)
\(uu^{-1}=vv^{-1}=ww^{-1}=xx^{-1}\) \(=yy^{-1}=zz^{-1}=\qquad\)
au bout on croit voir \(\quad=\cdots\quad\) mais non, surtout pas, pas ça, pas ici.
Eh ! c’est Images des mathématiques, ici !
(message de notre rédacteur en chef).
Bon. Obtempérons. Reprenons, il est question ici de groupes, le produit d’un élément \(z\) par son inverse \(z^{-1}\) doit donner l’élément neutre, que l’on appelle souvent \(e\), de sorte que l’on attend à la fin de cette suite d’égalités \[\cdots=zz^{-1}=e,\]
qui n’est pas acceptable dans ce roman5On sait que {la Disparition}, comme le court pastiche que je viens d’en commettre avant d’être rappelée à l’ordre, n’utilise pas la lettre « e ». Dur pour un mathématicien (et {a fortiori} pour une mathématicienne). Cette « contrainte » engendre un langage très riche, dans lequel, par exemple, le « best-seller » dont je ne récris pas ici le titre pourrait s’appeler la Proposition d’un ara.. On voit où mène la Disparition (et combien notre rédacteur en chef a raison).
Restons (pas plus de quelques instants, je le promets) avec Perec et ouvrons la Vie mode d’emploi 6La vie mode d’emploi, de Georges Perec, 1978.. Dans ce•s roman•s qui ne manque•nt pas de monomaniaques obstinés, il ne s’en trouve pas un qui ait employé sa vie à la mode mathématique (pas de mathématicien fou, un point pour ce livre !). Pourtant, il y a des mathématiques dans la Vie mode d’emploi. Et pourtant, aussi, Perec avait entendu parler de Goldbach. Aucun des mathématiciens « sans e » n’est cité dans ce livre. Pas plus que Fermat ou Euler. Pas même Thalès, c’est dire… mais Goldbach l’est, au chapitre LXXVIII, où un enfant lit un journal illustré dans lequel est racontée la vie d’un Hollandais parmi les nombreux centres d’intérêt duquel se trouve un « problème » dont l’énoncé « à la Perec » apparaît aussi dans le compendium du chapitre LI :
Le Hollandais disant que tout nombre est somme de K premiers.
Coda
On sait7 Sinon, voir le Cahier des charges de la Vie mode d’emploi. que Perec a utilisé des structures mathématiques pour l’aider à composer son livre 8Les contraintes mathématiques sont utilisées en littérature, par exemple par les membres de l’Oulipo..
Il y a beaucoup de jolies mathématiques (pas forcément des questions ouvertes comme la conjecture de Goldbach), pas forcément des questions difficiles, et auxquelles on pourrait penser que le genre « roman » est adapté. Eh bien, je rêve toujours d’un roman dont une idée mathématique serait le sujet et le moteur à la fois, un roman pas didactique, bien écrit, écrit pour le plaisir d’écrire et de faire des mathématiques à la fois… Écrivez-moi !
Post-scriptum
1. La photographie qui sert de logo à ce billet vient de wikipedia, pas sur sa page sur la conjecture de Goldbach mais sur sa page sur les perruches , elle représente des perruches ondulées (et pas des aras), dont on peut imaginer que l’une est en train de révéler sa démonstration de la conjecture de Goldbach aux autres, comme c’est le cas dans la dernière page du Théorème du perroquet.
2. Note pour mes supérieurs hiérarchiques, sur le site et ailleurs : ce billet a été écrit un 15 août, un travail de vacances, ce pour quoi j’y ai pris un peu de liberté.
15h07
Bonjour(soir),
J’ai moi-même écrit un best-seller (à l’échelle de mon pays, la Tunisie) et qui a même reçu un prix en France. Ce recueil s’intitule « La solitude du mathématicien ». Ce livre compte une dizaine de pages de mathématiques pures (un vrai article) et je pense que c’est la raison pour laquelle il a été apprécié autant par les amateurs que par les professionnels (des professeurs de maths à l’université sont venus humblement se faire dédicacer leur exemplaire à la librairie). Comme quoi, les mathématiques attirent elles aussi les foules, ce dont on ne peut que se féliciter !
13h03
« il y a dans son roman des allusions à la vie quotidienne des mathématiciens formulées dans des termes que seuls les mathématiciens professionnels peuvent comprendre. »
Pourrions-nous avoir un ou deux exemples ?
13h55
J’aime bien le livre de Didier Nordon, que j’ai pris un réel plaisir à lire et j’aimerais le conseiller. Puisqu’il est question de « contraintes » (pas de « e », la Disparition) dans l’article, je signale qu’il contient notamment un beau et long texte sous contrainte, commençant par
Enfin stabilisé après les turbulences d’une existence dynamique, un ancien génral chinois, encore rigide en son uniforme amorti coupé dans un tissu moiré, était établi dans un appartement ordinaire d’un immeuble banal.
(la contrainte est de n’utiliser que des mots qui ont un sens en mathématiques). Je trouve ce texte très réussi et très amusant, mais je ne sais comment il est reçu par des lecteurs qui n’ont aucune idée du sens mathématique de la plupart d ces mots (il est d’ailleurs refusé, dans le roman, par le journal auquel il est envoyé, pour cette raison).
Les personnages y portent des noms amusants et plus ou moins transparents, Berel, Lobègue, Pacarré, Couchy, Poussin-Lavallée, Harmada, Gosse, voire Galoua ou Pothagore. Le héros porte par contre le (vrai) nom du cardinal de Richelieu, héros de roman s’il en fut (les Trois mousquetaires, par exemple).
Ce héros souhaite démontrer la conjecture de Goldbach et le roman raconte sa vie d’universitaire, comment il réussit à avoir un poste, les discussions à la cafeteria, la façon dont il est évalué, bref sa « trajectoire » dans la vie ordinaire d’un enseignant-chercheur à l’université (avant le décret Pécresse), avec beaucoup d’humour et dans les termes où nous vivons effectivement cette vie quotidienne. C’est peut-être un peu « pour initiés » par moments.
Un des chapitres contient par exemple une liste de conjectures avec leur nom « conjecture du jacobien », par exemple, et l’énoncé de la conjecture. Je ne suis pas convaincue que ce soit lisible par un non-mathématicien.
Le livre est disponible chez son éditeur, il ne coûte que 16 euros. Essayez ! Je me trompe peut-être. Et, encore une fois, je serais ravie de lui faire une publicité plus positive !
13h25
Bonjour,
Je passe sur tout le bien qu’il y a à écrire de ce que j’ai lu de vous (Poldé_vie, Une vie -encore- brève, déjà) et que je voudrais vous dire en général…
Non, Goldbach, voilà ce que j’en pensais, et où je vais vous citer a posteriori :
http://giangi.free.fr/humeurs_11-13…
Quel plaisir de vous lire !
Giangi