Une nihiliste

Publié le 29 juin 2016

 

« J’avais vingt-deux ans quand je vins habiter à Pétersbourg. » Ainsi commence un admirable court roman que je découvris au hasard d’une visite paresseuse chez Tschann, l’une des rares librairies parisiennes qui ne relève pas, de près ou de loin, de l’industrie dominante du texte imprimé, et où essais, livres d’arts et poésie font, avec des romans français et étrangers plus attendus, le bonheur de la devanture. J’y étais passé acheter la biographie de Grothendieck par Philippe Douroux, dont l’auteur parvient à communiquer l’émotion ressentie face à cet homme, son histoire et ses mathématiques.

À cette occasion, je tombai sur un petit livre, Une nihiliste, écrit par Sophie Kovalevskaïa. Je l’achetai aussitôt, quoiqu’avec un peu de circonspection. De Sophie Kovalevskaïa, je savais que c’était une immense figure des mathématiques du 19e siècle, féminine de surcroît, mais je ne connaissais essentiellement que le théorème d’existence (dit de Cauchy-Kowalewsky, 1875) en théorie des équations aux dérivées partielles. Je croyais aussi savoir qu’elle s’était intéressée à la stabilité des toupies (1889). Je n’avais donc manifestement pas lu, ou pas assez bien, les diverses notes de Michèle Audin sur Sophie Kovalevskaïa, dans Image des maths, ni son livre de Souvenirs sur Sofia Kovalevskaia. Oserai-je avouer que me vint l’idée — mais est-elle si saugrenue ? — que ce livre fût le produit d’un (ou d’une, en l’occurrence) écrivain passionné(e) d’expériences littéraires ? Un rapide détour sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France et quelques autres sites ouaibes me délivra de mes doutes ; en plus de génie littéraire, il aurait fallu bien de l’entregent pour falsifier le catalogue Gallica.

Lors de sa première lecture, ma suspecte avait jugé ce livre « assez décevant », mais elle lui trouva plus bien plus d’intérêt quelque temps plus tard, une fois familiarisée avec la personnalité de Sophie Kovalevskaïa. De son côté, la Chronique russe de la Bibliothèque universelle et revue suisse de 1906 l’étrille sans vergogne : « Faible, presque nul sous le rapport de la valeur littéraire », tout en admettant que « ce récit est intéressant en tant que reflet très fidèle d’une époque et document autobiographique voilé. » Elle conclut sévèrement : « Il est d’ailleurs rare que les mathématiciens excellent dans d’autre poésie que celle qui s’expriment par la combinaison des chiffres et des les lignes. » Ite, missa est.

Tous les avis n’étaient pas si négatifs : en 1893, l’écrivain et critique littéraire danois Georg Brandes parlait d’une « impression colossale » causée non par le style, modeste, mais par la force des faits et du sujet.

Sophie Kovalevskaïa tisse son roman de plusieurs fils. Le point d’entrée en est une chronique d’un moment de la propre vie de l’auteur-narratrice, de retour à Petersbourg, munie d’un doctorat après avoir passé cinq années « dans une ville étrangère », et qui « oublie pour un temps les questions relatives aux fonctions analytiques, à l’espace, aux quatre dimensions. » Elle rencontre alors une jeune femme, Vera Barantsova, qui sera l’héroïne de cette histoire qui commence comme un roman d’apprentissage, se poursuit en un roman d’amour et termine en une critique sociale et politique de la Russie à la fin du 19e siècle. L’intrigue est courte et il serait dommage de trop déflorer le sujet.

Une préface du traducteur, Michel Niqueux, rappelle utilement la vie de Sophie Kovalevskaïa et son engagement nihiliste dans le contexte pré-révolutionnaire des dernières années de la Russie des tsars. Il apprend que le livre parut dans une traduction suédoise à Stockholm en 1892, puis que la version originale, en russe, fut publiée à Genève en 1895 et 1899. Sa traduction allemande fut interdite en Russie en 1896. Michel Niqueux écrit qu’elle fut de nouveau interdite en 1906, mais l’article de la Bibliothèque universelle cité plus haut semble le contredire.

Sophie Kovalevskaïa, elle, était morte en 1891 des complications d’une pneumonie…

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Couverture du livre issue du site des Éditions Libretto.

ÉCRIT PAR

Antoine Chambert-Loir

Professeur - Université Paris Cité

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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