Sur l’impact de la structure grammaticale des langues dans l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques

Publié le 18 août 2017

 

Une opinion couramment répandue parmi les enseignants de mathématiques, et plus largement le grand public est que :

En mathématiques, la question de la langue maternelle de l’élève ou de l’étudiant est moins importante que dans d’autres disciplines.

Un argument fréquemment utilisé pour soutenir ce point de vue est le fait que, dans cette discipline, on utilise un langage très codifié qui ne souffre pas d’ambiguïtés : au primaire et au secondaire, on fait essentiellement des calculs tandis qu’à l’université, on travaille essentiellement avec des énoncés formalisés utilisant uniquement des symboles dont la signification est claire et précise. Ceci peut conduire à l’idée que le travail en classe de mathématiques est moins affecté par une maîtrise insuffisante de la langue que d’autres disciplines réputées plus littéraires, et ceci tout particulièrement dans le cas d’élèves ou d’étudiants dont la langue d’instruction n’est pas la langue maternelle.

Il y a cependant plusieurs arguments à opposer à cela. Dans la classe de mathématiques, le discours du professeur et de ses élèves est porté par la langue d’instruction, héritant ainsi à la fois de sa richesse et de ses ambiguïtés tant lexicales que grammaticales (pour le français, voir par exemple [Fuchs, 1996]). Or, d’une part, les échanges oraux jouent un rôle très important dans la dynamique d’apprentissage en classe ; d’autre part, dès le début du collège, les élèves doivent être capables de rendre compte à l’écrit et à l’oral de raisonnements parfois complexes nécessitant une maîtrise du lexique et des structures grammaticales de la langue d’instruction. De nombreux travaux sur le lexique mathématique ont mis en évidence la polysémie des termes mathématiques et la nécessité de travailler sur une référence commune. Plus récemment, les chercheurs en éducation mathématique se sont penchés sur l’impact pour les apprentissages mathématiques des différences de structure grammaticale des énoncés mathématiques selon la langue d’instruction. Les difficultés engendrées par la différence de construction de la négation entre le français et l’arabe ont ainsi été étudiées par Ben Kilani ([Durand-Guerrier et Ben Kilani, 2004]) dans le cas de la Tunisie où l’enseignement des mathématiques se fait d’abord en arabe dans l’école de base (jusqu’à 14 ans) puis en français dans le secondaire, sans qu’une prise en charge de ce changement de langue ne soit mise en place par l’institution.

Edmonds-Wharten et al. (2016) soulignent, quant à eux, qu’au delà des difficultés et des incompréhensions engendrées par ces différences grammaticales, leur prise en compte explicite dans la classe par le professeur peut contribuer à enrichir l’expérience mathématique des élèves dans un contexte multilingue. Ceci invite à reconsidérer l’idée commune dans l’enseignement français qu’il est nécessaire de bannir l’usage de la langue maternelle en classe de mathématiques lorsque celle-ci n’est pas la langue d’instruction.

Exemple d’ambiguïté grammaticale dans le cas de la négation d’un énoncé universel

Dans un cours de probabilités, on s’intéresse à la composition d’urnes pouvant contenir des boules blanches et des boules rouges. Et on considère l’événement « Toutes les boules contenues dans l’urne ne sont pas rouges ». Comment interpréter l’énoncé définissant cet événement ? Voici des réponses fréquemment obtenues avec des élèves ou des étudiants :

1. Il est faux que toutes les boules contenues dans l’urne soient rouges.

2. Aucune boule contenue dans l’urne n’est rouge.

3. Il y a au moins une boule contenue dans l’urne qui n’est pas rouge.

4. Une boule contenue dans l’urne n’est pas rouge.

5. Une boule contenue dans l’urne est blanche.

6. Toutes les boules contenues dans l’urne sont blanches.

7. Les boules rouges ne sont pas contenues dans l’urne.

L’interprétation 1 est la signification de la phrase suivant la norme linguistique française ; 2 est une signification rencontrée fréquemment dans les usages courants (Fuchs) ; 3 est la formulation canonique du professeur de mathématiques ; 4 et 5 sont des formulations ambiguës : on pourrait aussi bien vouloir dire « il existe » que « tout » ; 6 est une reformulation de l’énoncé initial en remplaçant « ne sont pas rouges » par « sont blanches » ; 7 est une phrase synonyme de la phrase 2.

Références

DURAND-GUERRIER, V., BEN KILANI, I. (2004), « Négation grammaticale versus négation logique dans l’apprentissage des mathématiques. Exemple dans l’enseignement secondaire tunisien », Les Cahiers du français contemporain 9, p. 29-55.

EDMONDS-WATHEN, C., TRINICK, T. et DURAND-GUERRIER, V. (2016), “Impact of Differing Grammatical Structures in Mathematics Teaching and Learning”. In Barwell, R., Clarkson, P., Halai, A., Kazima, M., Moschkovich, J., Planas, N., Phakeng, M., Valero, P., Villavicencio Ubillús, M. (Eds.) Mathematics Education and Language Diversity, The 21st ICMI Study, p. 23-46.

FUCHS, C. (1996), Les ambiguïtés du français, Collection l’essentiel français, Ophrys.

Post-scriptum

Ce texte appartient au dossier thématique « Mathématiques et langages ».

Article édité par Jérôme Germoni.

ÉCRIT PAR

Viviane Durand-Guerrier

Professeure - Université de Montpellier

Commentaires

  1. FDesnoyer
    août 18, 2017
    18h44

    Bonsoir,

    petite question sur l’image d’illustration, vrai russe ou russe de cuisine ? j’ai lu « Pifagora » mais mon russe est vieux et usé 🙂

    Bon article, très intéressante série,

    F.D.

  2. Jérôme Germoni
    août 19, 2017
    10h03

    Bonjour,
    Bien vu ! Vous avez compris le mot essentiel (« Pythagore ») et donc l’intention de l’image : l’instituteur parle de la figure qui est au tableau dans une « langue d’instruction » pas encore mathématisée que l’élève ne comprend pas.

    Ce qu’il dit est bien du russe mais ce n’est pas normal dans ce contexte : c’est la légende de la preuve du théorème de Pythagore sur la page wikipedia russe. La traduction (automatique) est : « Diagramme expliquant la preuve du théorème de Pythagore par équidécomposabilité », ce qu’on peut si l’on veut prendre comme une injonction faite à l’élève de reproduire la preuve.

  3. Jérôme Germoni
    août 19, 2017
    11h10

    L’article montre que la maîtrise de la langue d’instruction est un prérequis indispensable pour l’apprentissage des mathématiques. Cette idée est illustrée dans les contextes multilingues mais elle vaut également dans d’autres contextes, en particulier pour l’enseignement aux élèves sourds et malentendants.

    Ceux-ci n’ont aucun problème cognitif : ils ont les mêmes capacités d’abstraction, peuvent apprendre les mêmes choses que les enfants sans déficit auditif mais peinent à entrer dans les mathématiques à cause de leurs difficultés liées au langage – notamment lire et comprendre les consignes des exercices. Par exemple, les mises en « situation concrète » des problèmes sont davantage un obstacle qu’une aide parce qu’elles impliquent plus de texte à lire et des références culturelles parfois absentes, alors qu’une fois dans la résolution mathématique, les élèves sourds et malentendants sont à armes égales avec les autres. Or les difficultés langagières tiennent au vocabulaire, mais aussi à la complexité grammaticale des phrases soulignée par l’article !

    Ce constat est le point de départ d’un travail au long cours mené à l’IREM de Lyon, qui a abouti à une brochure (2005) enrichie en un livre édité par l’IREM et le CRDP de Lyon (2010), ainsi qu’à d’autres productions (2008-2014).

    Par ailleurs, plusieurs collègues qui enseignent en collège à des élèves sans déficit auditif à qui l’enseignement dans la langue maternelle m’ont dit qu’ils/elles simplifiaient leur discours parce que dès qu’une phrase contient une proposition relative, elle est susceptible d’être mal comprise, voire pas comprise du tout.

    Ces différentes situations appuient, me semble-t-il, l’idée défendue par l’article que « l’impact de la structure grammaticale des langues dans l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques » est souvent sous-estimé. [Et je vois en relisant que je gagnerais à simplifier la structure grammaticale de ma propre langue !]

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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