Rêverie sur Nippur et les racines carrées

Publié le 19 mars 2010

Nippur, à l’est de Babylone, était au début du second millénaire avant J.-C. une sorte de capitale intellectuelle de la Mésopotamie. Des scribes s’y formaient en écrivant et en apprenant des maximes et des proverbes, des liste de mots et de signes, les grandeurs et leurs mesures, et le calcul sur les nombres. Leurs cahiers d’exercices étaient des tablettes d’argile qu’ils gravaient avec un poinçon, en colonnes et de gauche à droite. Sur l’endroit, la face plane, le maître pouvait employer la première colonne pour graver un modèle, que suivait ou recopiait l’élève. Sur la face bombée, le revers, l’élève appliquait ce qu’il venait d’apprendre, ou ce qu’il avait appris précédemment. On a retrouvé près d’un millier de ces tablettes, réparties aujourd’hui dans les musées de Philadelphie, d’Iena et d’Istanbul. En étudiant la répartition des matières sur les faces planes et les revers, on a une bonne idée des matières traitées et de leur succession. D’importantes études ont été consacrées au sujet. Christine Proust y a contribué et elle a fait le point dans un livre de grand intérêt, puissamment documenté, publié en 2007 sous le titre « Tablettes mathématiques de Nippur ». C’est récemment que j’ai pris connaissance de cet ouvrage, il m’a révélé un monde que j’ignorais et il m’a fait rêver.

Les grandeurs principales sont les capacités, les poids, les surfaces et les longueurs. C’est leur ordre d’importance, et aussi l’ordre dans lequel elles sont enseignées. Chaque grandeur a son système de mesures, d’unités et de calcul. Il est frappant, mais tout à fait compréhensible, de voir les dimensions apparaître dans l’ordre décroissant. En liaison avec les capacités et les poids interviennent les volumes, avec d’autres unités (les briques). Dans les longueurs, Christine Proust fait une place particulière aux hauteurs, qui relient de façon naturelle les surfaces aux volumes.

Les modes de numération dépendent des grandeurs, avec différentes échelles, où interviennent, avec d’autres, les nombres dix et soixante.

Le système sexagésimal, à base soixante, est utilisé de façon exclusive dans le calcul numérique pur, le calcul sur les « nombres abstraits ». Deux signes seulement sont utilisés, le trait vertical qui représente 1, et le crochet ouvert à droite qui représente 10 ; en les associant, on écrit tous les nombres de 1 à 59. En mettant ces nombres à la suite les uns des autres, on peut écrire tous les entiers, et aussi toutes les fractions dont le dénominateur est une puissance de 60. Ici apparaît une subtilité : le trait vertical représente aussi bien 60, \(\frac{1}{60}\) ou 3600 que 1, et rien ne permet de distinguer par son écriture un nombre et son produit par une puissance positive ou négative de 60. La recherche des inverses, l’élévation au carré, la multiplication, la division, s’opèrent modulo la multiplication par 60, ce qui simplifie les règles ; l’indétermination dans le résultat est levée par l’estimation des ordres de grandeur.

Cependant les tablettes renferment aussi des tables de racines carrées et de racines cubiques. Ces tables, d’ailleurs très partielles, donnent des résultats qui ne sont définis que modulo la multiplication par \(\sqrt{60}\) ou~\(\sqrt[3]{60}\).

Ici commence ma rêverie. Comment calculer les racines carrée et cubique de 60 avec les moyens de l’époque ? Comme 60 est proche de 64, ces racines sont proches de 8 et de 4. Ensuite s’introduisent naturellement les «fractions babyloniennes» \(8 – \frac{1}{4}\) et \(4 – \frac{1}{12}\), parce qu’en m’autorisant l’anachronisme de la formule du binôme.

\( \displaystyle\Big(8 – \frac{1}{4}\Big)^2 = \displaystyle 8^2 -2 \times 8 \times \frac{1}{4} + \Big(\frac{1}{4}\Big)^2 = 60 + \frac{1}{16}\)

\(\displaystyle\Big(4 – \frac{1}{12}\Big)^3   =  \displaystyle 4^3 -3 \times 4^2 \times \frac{1}{12} + 3\times 4 \times \frac{1}{12^2}- \frac{1}{12^3} = 60 + \frac{1}{12} -\frac{1}{12^3}\)

En poursuivant, par un procédé que je vais décrire, on a comme fractions approximantes \(8 – \frac{1}{4} – \frac{1}{248}\) et \( 4- \frac{1}{12} – \frac{1}{556}\). Pour apprécier l’approximation, passons à l’écriture décimale :

\(\sqrt{60} = 7,745966692\cdots\)

\(\displaystyle 8 – \frac{1}{4}  = 7,75\)

\(\displaystyle 8 – \frac{1}{4}-\frac{1}{248}  = 7,745967742\cdots\)

\(\displaystyle \sqrt[3]{60}  =  3,914867641\cdots\)

\(\displaystyle 4 – \frac{1}{12}  = 3,916666666\cdots\)

\(\displaystyle 4 – \frac{1}{12} – \frac{1}{556}  = 3,914868106\cdots\)

Pour la racine cubique, je dois m’arrêter là. Mais pour la racine carrée, on peut poursuivre : il existe une suite d’entiers \(n_j\) \((j=1,2,\ldots)\), chacun multiple du précédent, tel que
\[
\Big( 8 – \frac{1}{n_1} – \frac{1}{n_2}- \cdots – \frac{1}{n_j}\Big)^2 = 60 + \big( \frac{1}{n_j}\Big)^2\,.
\]
En effet, si on écrit
\[
8 – \frac{1}{n_1} – \frac{1}{n_2}- \cdots – \frac{1}{n_j} = \frac{k_j}{n_j}\,,
\]
alors
\[
\Big( 8 – \frac{1}{n_1} – \frac{1}{n_2}- \cdots – \frac{1}{n_j}-x\Big)^2 = \Big(\frac{k_j}{n_j}\Big)^2 -2x \frac{k_j}{n_j} + x^2 =
60 + \big( \frac{1}{n_j}\Big)^2 – 2x \frac{k_j}{n_j} +x^2\,
\]
et
\[
x = \frac{1}{2k_jn_j}= \frac{1}{n_{j+1}}
\]
donne le résultat. La suite \((n_j)\) croît très rapidement, puisque :

(1)

\(
\begin{equation}
\left\lbrace\begin{matrix}
k_{j+1} = \displaystyle \frac{k_j}{n_j} n_{j+1} -1 = 2 k_j^2-1\\
\displaystyle n_{j+1} = 2k_j n_j\,.
\end{matrix} \right.\label{equation_1}
\end{equation}
\)

Ces fractions babyloniennes sont beaucoup plus efficaces que les fractions continues.

Le raisonnement par récurrence est général : si
\[
\Big(n – \frac{1}{n_1} – \cdots – \frac{1}{n_j}\Big)^2 = N + \Big(\frac{1}{n_j}\Big)^2\,,
\]
chaque \(n_i\) étant multiple du précédent, alors
\[
\Big(n – \frac{1}{n_1} – \cdots – \frac{1}{n_{j+1}}\Big)^2 = N + \Big(\frac{1}{n_{j+1}}\Big)^2\,,
\]
avec
\(n_{j+1}  = 2 k_j n_j\)

\( \displaystyle\frac{k_j}{n_j} \displaystyle n – \frac{n}{n_1}- \cdots – \frac{1}{n_j}\)

De nouveau, la suite \((n_j)\) est très rapidement croissante, et \(\frac{k_j}{n_j}\) tend très rapidement vers~\(\sqrt{N}\).

Mais, \(N\) étant donné, il faut pouvoir amorcer la récurrence.

Si \(N= n^2 -h\), on peut bien écrire \((N-x)^2 = N+x^2\) en prenant \(x=\frac{h}{2n}\). On peut donc commencer si \(h\) divise \(2n\). Par exemple, pour \(N=n=h=2\), on~a
\[
\sqrt{2} = 2 – \frac{1}{2} – \frac{1}{12} – \frac{1}{408} – \frac{1}{470832} -\varepsilon\,, \qquad 0<\varepsilon <1,6\ 10^{-12}\,.
\]
Le procédé s’applique quand \(n=2\) et \(h=1\) ou 2, \(n=3\) et \(h=1\), 2 ou 3, \(n=4\) et \(h=1\), 2 ou 4, \(n=5\) et \(h=1\), 2 ou 5, \(n=6\) et \(h=1\), 2, 3, 4 ou 6~etc.

Si d’ailleurs \(N=n^2+h\), \(h\) divisant \(2n\), on peut écrire \((n+x)^2 = N+x^2\) en prenant \(x = \frac{h}{2n}\). On obtient ainsi
\[
\sqrt{N} = n + \frac{1}{n_1} – \frac{1}{n_2} – \cdots – \frac{1}{n_j} \cdots
\]
avec les mêmes règles de calcul sur les \(n_j\). Par exemple, pour \(N=5\), \(n=2\) et \(h=1\), on~a
\[
\sqrt{5} = 2 + \frac{1}{4} -\frac{1}{72} – \frac{1}{23184} – \varepsilon\,,\qquad 0 <\varepsilon <5.10^{-10}\,.
\]

On peut décomposer \(N\) sous la forme
\[
\sqrt{N} = n \pm \frac{1}{n_1} – \frac{1}{n_2} – \cdots – \frac{1}{n_j} \cdots
\]
avec les règles de calcul (1) quand \(N=n^2 \pm h\), \(h\) divisant \(2n\). Pour \(n=2\), 3, 4, on obtient toutes les valeurs jusqu’à 20 pour \(N\), à l’exception des carrés 4, 9 et 16, et des nombres 13 et 19. Pour avoir de bonnes approximations de \(\sqrt{13}\) et de \(\sqrt{19}\) par des fractions rationnelles, on peut passer par les racines de \(26 (=25+1)\) et de \(38(=36+2)\), en écrivant
\[
\sqrt{13} =\frac{1}{2} \times \sqrt{26} \times \sqrt{2}\,, \qquad \sqrt{19} = \frac{1}{2} \sqrt{38} \times \sqrt{2}\,.
\]
On s’en tire par des artifices de ce genre pour les petites valeurs de \(N\), mais les fractions babyloniennes perdent leur intérêt pour la plupart des grandes valeurs de \(N\).

Il est douteux que ces considérations aient eu leur place dans l’éducation des scribes de Nippur. Mais je suis sûr qu’en rêvant aux documents que nous présente Christine Proust on peut découvrir des merveilles.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Kahane

Professeur - Université Paris Sud

Commentaires

  1. François Guéritaud
    mars 21, 2010
    17h25

    √13 = 18/5

    + 1/(5.36)

    — 1/(5.36.1298)

    — 1/(5.36.1298.1684802) — …

    —————–

    √19 = 170/39

    — 1/(39.340)

    — 1/(39.340.115598)

    — 1/(39.340.115598.13362897602) — …

    —————–

    Plus généralement, si p et q sont solutions de l’équation de Pell

    pˆ2 = N.qˆ2 + 1

    alors

    √N = p/q

    — 1/(q.2p)

    — 1/(q.2p.F(2p))

    — 1/(q.2p.F(2p).F(F(2p))) — …

    où F(x)=xˆ2-2.

    —————–

    La k-ème approximation ainsi obtenue est aussi la k-ème approximation donnée par la méthode de Newton (pour un point de départ approprié). Et c’est aussi la (C.2ˆk)-ème réduite donnée par les fractions continues, si p/q est la C-ème réduite.

    Le début de l’approximation de √13 ci-dessus est un peu différent du cas général (il y a un signe + au lieu de —, et 1298 = 36ˆ2+2 au lieu de 36ˆ2-2). Cela vient du fait que

    18ˆ2 = 13 . 5ˆ2 – 1

    tandis que la plus petite solution de l’équation de Pell pour N=13 est

    649ˆ2 = 13 . 180ˆ2 + 1.

    Cet « accident » est une conséquence du fait que la décomposition de √13 en fraction continue est de période impaire.

    —————–

    J’ai entendu dire qu’Archimède (pas un contemporain de Nippur, mais pas si loin non plus…) « comprenait l’équation de Pell ». Quelqu’un connaîtrait-il le ou les documents qui fondent cette affirmation ?

    • Jean-Pierre Kahane
      mars 31, 2010
      8h41

      Merci à François Guéritaud pour ce commentaire très pertinent. En même temps que j’en prenais connaissance, je m’avisais de la parution dans le dernier bulletin de l’APMEP, n° 486, pp.31-36, d’un excellent article de Catherine Combelles sur le même sujet, et détaillant les calculs pour racine de deux.

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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