La conspiration des barbus
Au printemps 1979, on pouvait encore préparer l’agrégation, tout en suivant des cours et des séminaires. Un caïman barbu, Daniel Bennequin, et un de mes profs de maîtrise, barbu lui aussi, Harold Rosenberg, m’avaient encouragé à suivre le cours donné à l’Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles (une institution aujourd’hui disparue) par un visiteur américain barbu, Dennis Sullivan. C’était particulièrement commode pour moi, car à l’époque, je squattais la chambre d’une des fameuses Jeunes Filles à Montrouge. Sullivan s’était mis à la portée des débutants, il leur expliquait le B A BA de la géométrie non euclidienne plane. En parallèle, il organisait un séminaire (toujours chez les Jeunes Filles) où des chercheurs décortiquaient un manuscrit dont l’histoire était curieuse : il s’agissait des notes de cours d’un jeune mathématicien américain barbu, William Thurston, qui transitaient par la faculté d’Orsay, où elles étaient tapées, avant d’être apportées aux Jeunes Filles, au fur et à mesure de la frappe, par un chercheur orcéen barbu. Lors de ce séminaire, Albert Fathi (je ne me souviens plus s’il était barbu à l’époque) a présenté une idée que Thurston attribuait à un illustre inconnu nommé Mikhaïl Gromov. L’idée (cela s’appelle le volume simplicial) était tellement simple que même un débutant pouvait la comprendre. Thurston en tirait une conséquence tellement spectaculaire (le théorème de rigidité de Mostow) que même un débutant pouvait saisir qu’il s’agissait d’une bonne idée. Lorsque le dénommé Gromov s’est présenté à Paris à l’automne, pour un séjour d’un semestre, je n’ai eu besoin de personne pour choisir quel cours suivre. Il faut dire que Gromov était barbu.
Ca fait du bien de se rappeler le bon vieux temps, scrogneugneu ! Je laisse à d’autres billettistes plus qualifiés le soin de vous parler du volume simplicial. A la place, je me sens obligé de rectifier une inexactitude qui dépare le paragraphe précédent : en 1979, pour les esprits avisés, Gromov n’avait rien d’un inconnu, il avait déjà pas mal de bonnes idées à son actif. En voici une, le h-principe 1pour en savoir un peu plus, voir l’article « Le h-principe de Misha Gromov », sur ce site..
Le h-principe
Il s’agit de résoudre des équations différentielles. Rappelez-vous vos cours de physique. On y rencontre des systèmes d’équations particuliers, ayant des propriétés très différentes les uns des autres, car ils modélisent des phénomènes différents : comment une onde se propage, comment la chaleur diffuse… C’est la personnalité de chaque système – ce qui distingue différents phénomènes – qui intéresse le physicien. Ces systèmes sont déterminés, ce qui signifie grossièrement qu’il y a autant d’équations que d’inconnues.
Lorsque, dans un système d’équations différentielles, il y a moins d’équations que d’inconnues, on dit qu’il est sous-déterminé 2la topologie.. Gromov démontre que, pour la plupart des systèmes sous-déterminés, on a les propriétés suivantes : 1. au voisinage d’un point, il y a toujours des solutions, et on peut les déformer de façon assez libre ; 2. pour construire des solutions qui s’étendent à tout l’espace, c’est la forme de l’espace qui compte. L’image que donne Gromov du monde des systèmes d’équations sous-déterminés est bien différente de celle que suggère la physique pour les systèmes déterminés. Il affirme que c’est le système d’équations « typique » qui est compréhensible, et il a peu de personnalité.
Gromov a obtenu ce résultat en décortiquant un théorème spectaculaire du mathématicien américain John Nash (celui du prix Nobel d’économie 1994, héros du film A Beautiful Mind de Ron Howard). Il s’agit de réaliser, par des surfaces en grande dimension, des géométries non euclidiennes quelconques, comme la géométrie hyperbolique de Lobatchevsky. En gros, la théorie de Gromov constitue une synthèse du théorème de Nash et du fameux retournement de la sphère par Stephen Smale (voir le film Outside In du Geometry Center).
L’idée du h-principe a fait son chemin en topologie et en géométrie différentielle, domaines des travaux de jeunesse de Gromov, mais il a bien fallu 30 ans pour cela. Dans le même temps, les spécialistes des équations aux dérivées partielles se sont approprié le théorème de Nash. Je suis certain qu’un jour les deux communautés trouveront dans les idées de Gromov un terrain d’échange.
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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
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