Métamorphoses

Publié le 5 février 2019

Chère Karen, Chère Anne,

Je tenais à vous remercier pour vos récentes contributions au Débat du 18  1Ancien nom de notre rubrique (NDLR); j’ai lu la force de vos textes et imaginé l’effort que, surtout Karen, vous avez dû faire pour rassembler les idées et les exposer ensemble, sans qu’elles « explosent ».

En effet, il y a beaucoup d’énergie contenue dans les mots et d’affect dans les propos de Karen ; ton style est néanmoins comme une cuve bien résistante pour que cette même énergie reste suffisamment « tranquille ». Pour éviter le pire : une sorte de Fukushima, un tsunami sur les consciences des uns et des autres largement endormies.

La contribution de Anne, apparemment moins exacerbée révèle l’état de souffrance de l’enseignement des mathématiques et, il me semble, la peur de la perte de raison. Une chute libre vers une sorte d’éducation à l’asservissement.

Au vu des réactions de nos lecteurs, y compris d’un lecteur transalpin, tous ont ressenti une profonde solidarité, une compréhension, du désarroi et en même temps une envie d’espérer dans un avenir meilleur pour les mathématiques, mais pas seulement pour elles. À une condition : de ne pas subir les événements et rester à les regarder, mais de réagir de façon constructive.

Les mathématiques et l’école sont des sujets qui laissent rarement indifférents les gens sensibles. L’école, la santé et l’environnement sont les fondations d’une société. À notre époque, ces piliers semblent être dangereusement menacés.

Je reste mécontent du peu de réponses. Je m’attendais à des contributions constructives à ces (derniers) débats du 18 novembre/décembre 2018, car plusieurs questions se posent : peut-on reconstruire non seulement un enseignement des mathématiques qui ait du sens, mais toute une école où il ferait bon d’aller pour trouver du plaisir à apprendre, à penser, à échanger entre camarades, entre élèves et professeurs, entre professeurs ?

Les mathématiques sont en danger, car leur apprentissage est en péril, mais la langue française est également menacée. Les dangers surgissent donc nombreux sur le terrain de l’école comme des champignons à l’automne dans une forêt humide.

Je me demande alors : est-il possible que nous soyons rentrés dans un tunnel sans issue ? Dans une forêt pleine de menaces ? Je ne crois pas ; je ne veux pas le croire, car j’ai confiance dans l’instinct de survie des êtres humains et parce que je vois des signaux tangibles qui font surface, malgré le pessimisme ambiant, sur ce même terrain humide et glissant…

Probablement, même dans le confort de leur bureau, de nombreux lecteurs, ayant lu complètement ou partiellement ton texte, chère Karen, ou ayant préféré se contenter d’en lire le titre, ou le texte également fort de Anne, ont dû secouer leurs têtes et dire à eux-mêmes : « quel douloureux constat ; j’ai l’impression de vivre le même cauchemar », « comment avons-nous pu en arriver là ? » ! Ou bien : « mais non, je vis de belles choses dans ma classe ; le tableau, pour ainsi dire, n’est ni noir ni blanc. » Dans ce dernier cas, il faut lever la voix et le faire savoir.

Une paresse littéraire gagne toutefois les mains de nos collègues qui hésitent à participer à ce débat, à l’enrichir, à montrer cet horizon moins sombre, voire lumineux, où il serait agréable de se diriger ensemble. Mais où est-il cet horizon commun, comment l’entrevoir dans ce brouillard ? Peut-on le dessiner sans que des voix se lèvent nombreuses pour en tracer au moins un possible ?

Je me demande par ailleurs, après tant d’années passées à Images des Mathématiques, dix ans en janvier 2019, si j’ai fait tout ce qu’il fallait pour faire bouger les lignes ou si le moment est arrivé – je crois bien que c’est le cas !– de laisser cette place à d’autres sur ce site.

Cet écrit sera donc une réponse à Karen et Anne, et une dernière trace avant « de faire les valises… ».

Un collègue me faisait remarquer dernièrement que parfois ce Débat du 18 devient comme le divan du psy où des professeurs libéreraient leur parole. Pourquoi pas ? lui ai-je répondu. Par le passé, j’ai déjà conseillé à d’anciens étudiants en difficulté en classe de faire un « travail sur eux » pour retrouver leur équilibre. J’en ai fait un, pour moi ; expérience inoubliable tant au niveau personnel que professionnel. La phrase « Connais-toi toi-même » inscrite au frontispice du Temple de Delphes et reprise à son compte par Socrate m’a toujours paru un bon point de départ dans la vie d’adulte.

Il existe bien des situations dans lesquelles même la meilleure culture mathématique ne permet pas de s’en sortir. Je pourrais citer des témoignages de collègues qui ont fini par démissionner de l’Éducation Nationale. Il n’y a pas très longtemps ce fut le cas de deux bons étudiants en CAPES devenus professeurs de collège.

Ils ont jeté l’éponge et quitté le « ring », l’adversaire étant trop fort pour eux.

Allez, je me couche aussi sur ce divan pour une dernière séance. Et c’est gratuit.

Maître auxiliaire à Lyon dans un Lycée Professionnel, j’avais été engagé dans cet établissement avec un avertissement : on te confie une classe difficile où il y a des éléments durs. Une collègue a déjà dû quitter ce poste. On m’avait averti : « Si tu n’y arrives pas, tu vas subir le même sort : on sera obligé de te remplacer à ton tour. » Oui, et alors ? avais-je fait remarquer. « Si c’est le cas, il se saura partout dans l’Académie que tu n’as pas la poigne pour ce genre de situation et tu auras du mal à retrouver un autre poste. » C’est ce qui était arrivé à la collègue m’ayant précédé.

Heureusement, j’ai un accent italien, heureusement j’avais pris des cours de théâtre et j’aime l’improvisation, heureusement que j’ai pu transformer en alliés certains de mes « jeunes adversaires »… ; bref, la liste de « heureusement » pourrait continuer longtemps et se compléter par un « heureusement que je suis né sous une bonne étoile ! ».

Vous aurez remarqué que je n’ai pas écrit « heureusement que je connais des maths ». Il y a bien des situations où les connaissances mathématiques sont à mettre de côté ; elles ne vous offriront pas vraiment d’aide. Quoique j’aie un doute sur cette dernière phrase…

Lors de mon deuxième cours dans cette classe « difficile », où je souhaitais aborder la notion de fonction, une voix, venue du fond de la classe, a impitoyablement lancé : « Monsieur, vous pensez faire ça tout le temps ? ». « Faire quoi ? » répondis-je. « Faire des mathématiques ! » « Mais pourquoi, ajoutai-je naïvement, quoi d’autre devrait faire un professeur de mathématiques en classe pendant son cours de mathématiques ? »

J’avais posé la craie. Je m’étais assis derrière mon bureau ; je m’en souviens encore, comme si c’était hier. Un silence. Je fixais dans les yeux les élèves. J’avais compris que l’heure était grave. Je pouvais basculer dans un total découragement ou dans un renversement complet de la situation.

Finalement, après avoir respiré un bon coup, j’improvisai un cours sur le rôle de l’école dans la vie d’un jeune, l’importance de l’apprentissage des mathématiques et, pour moi personnellement, la nécessité de garder ma place de maître auxiliaire pour ma survie. Un discours bien irréel – comme je sais parfois en faire – dans un contexte dur bien réel !

J’ai encore net le souvenir du désarroi chez ces jeunes lorsque je leur avais dit que la collègue qui m’avait précédé avait eu du mal à trouver une autre place dans l’Académie. Je crois que l’argument les avait secoués. Encore un silence, un silence calculé de ma part pour que mes mots se posent quelque part chez eux, pour que la parole puisse travailler ces jeunes consciences endormies et les obliger à réfléchir.

Je ne sais pas encore comment cette séance, où je n’avais pas fait de mathématiques mais improvisé une leçon de vie, me permit de poursuivre les séances suivantes, presque sans problème, jusqu’à la fin de mon contrat.

En 1989, lors de ce remplacement, je devais déjà constater que les temps venaient de changer par rapport au début de ma carrière en 1981 ; comment en étions-nous arrivés là ? C’est la question que je me posais déjà et que je me pose encore.

En aparté, une des filles qui à cause de son insolence posait le plus de problèmes avait fini par m’avouer que son copain était en prison.

Par un autre canal, j’avais pu apprendre que presque toute la famille de la jeune fille était en prison ; ses absences régulières du mardi au lycée s’expliquaient par des visites au parloir. Drogue, vol, prostitution : voilà les délits dont étaient accusés les membres de sa famille. Je me disais alors que l’école devait être pour cette gamine un lieu trop calme. Le dialogue sincère et posé avec cette jeune fille m’avait offert un autre regard sur elle et ses copines (pour certaines, j’avais fini par découvrir que les membres de leur famille étaient également en prison), m’avait poussé à voir plus large.

Voilà de quoi est faite notre école : d’êtres humains, chacun avec son histoire, plus ou moins facile, plus ou moins dure. Elle est faite d’êtres humains qui ne comprennent pas les choses à la même vitesse ni de la même façon. Cela est valable pour les élèves, pour les professeurs, les chefs d’établissement, tout ce personnel qui fait vivre l’école.

2018. Il y a quelques mois, j’étais dans un café citoyen lillois pour écouter une conférence-débat au titre impressionnant : « Le fantôme du fascisme plane sur l’Italie ». Sujet peu réjouissant pour un samedi après-midi ensoleillé ; toutefois, puisque je cherche sans cesse à comprendre pourquoi mon pays d’origine est en soins palliatifs depuis longtemps, je me suis dit que je pouvais aller suivre cette conférence-débat et sacrifier une promenade dans la nature.

Deux jeunes italiens animaient cette rencontre. L’un était venu expressément de Rome, l’autre prépare une thèse de doctorat à Paris 1, en philosophie, sur l’évolutionnisme. Ce dernier a cru bon revenir sur les origines du fascisme, de sa signification et de l’évolution du mot. Tout le débat a pris alors une autre allure. Ce retour à l’histoire m’a secoué et rappelé que pour comprendre les faits de l’actualité du moment, il est toujours important de comprendre leur origine, quels autres faits ont préparé ce que nous sommes en train de vivre. C’est une évidence, mais il peut arriver d’oublier l’importance de l’histoire à tous les niveaux.

Aujourd’hui, en écrivant ces quelques lignes, je me dis qu’il est important de faire un retour en arrière pour comprendre. Faire une halte. Observer avec un peu de distance ce monde de l’Education Nationale où j’ai vécu en tant qu’élève et en tant que professeur, en Italie puis en France. Karen, puis Anne, m’ont donné l’occasion de revisiter mes presque quarante années passées à observer les bancs publics.

Il ne m’en reste que sept à faire avant de prendre ma retraite ; néanmoins, j’écris ça avec regret car je commence à comprendre pourquoi j’ai exercé un magnifique métier avec autant d’enthousiasme.

Je citerai seulement quelques moments qui peuvent m’aider, et aider peut-être mes collègues, à comprendre pourquoi cette école n’est pas l’école idéale mais que tout n’est pas perdu et qu’il y a des signes d’espoir. Malheureusement, nous savons tous que Karen et Anne ne sont pas les seules à avoir vécu le type d’expériences qu’elles ont relatées dans leurs textes respectifs.

Je vais donc m’exposer. C’est un point de vue que je vais exprimer, donc forcément limité, borné à ma propre expérience et à quelques autres récits que j’ai pu entendre au cours de ma carrière.

Je m’en excuse auprès des lecteurs impatients, exigeants, et je m’excuse pour les sauts d’époque que je vais faire avec des connaissances de sociologie bien limitées pour en tirer des conclusions. Je ne donne que des indications.

Je souhaiterais ensuite apporter quelques éléments qui laissent la porte grande ouverte à l’espoir.

1967. Une publication de mathématiques secoue le milieu des enseignants en Italie : « Il « saper vedere » in matematica » (« Le « savoir voir » en mathématiques ») d’un grand mathématicien, Bruno de Finetti (cf. « Il « saper vedere » in matematica » – Politecnico di Torino).

Plusieurs questions sont posées par De Finetti dans son livre : pourquoi « savoir voir » en mathématiques ? Pourquoi n’est-il pas suffisant d’appliquer la logique et les règles de calcul en mathématiques ?

Selon une image du mathématicien Paul Lévy (1886-1971) pour atteindre un lieu il est important d’avoir les pieds (la logique en mathématiques) mais aussi les yeux, pour voir le chemin, s’orienter, apprécier le panorama autour (le regard, la bonne distance pour observer les objets mathématiques)… C’est une des raisons pour lesquelles toute personne de bon sens ne marche pas avec les yeux bandés… De Finetti aimait l’enseignement autant que la théorie des probabilités et pointait à son époque des difficultés déjà présentes dans l’enseignement.

Une autre grande experte en didactique des mathématiques, Emma Castelnuovo (cf. Emma Castelnuovo » de Sandra Linguerri), interrogée par la problématique du livre remarquable de de Finetti, réagit et écrit à son tour un article : « E’ possibile un’educazione al « saper vedere » in matematica ? » (Bulletin de l’Union Mathématique Italienne, 1967), « Une éducation « au savoir voir » en mathématiques est-elle possible ? »

Des chercheurs de haut niveau signalaient déjà quelques difficultés dans l’enseignement des mathématiques. Ayant consacrée leur vie à réfléchir sur les blocages – surtout Emma – et à une époque où on ne parlait pas vraiment de crise de l’enseignement des mathématiques, ils entrevoyaient les germes des problèmes que nous sommes en train de vivre maintenant.

Dans une interview (cf. article IdM), Emma révèle que, lorsqu’elle était jeune enseignante, elle avait remarqué que pour des collégiens il était difficile de comprendre l’axiomatique de la géométrie euclidienne telle qu’elle l’enseignait.

Après la lecture du livre de Alexis-Claude Clairaut, « Les éléments de géométrie » (publié en 1741), Emma se laissa convaincre par le mathématicien français qu’il vaut mieux accompagner l’enseignement de la géométrie par la construction d’objets de forme connue (triangles, carrés, quadrilatères,…) avec du matériel simple (bois, élastique, ficelle, …) et faire des allusions aux mathématiques présentes dans la vie réelle.

Dans une conférence au Musée Pédagogique en 1904, Émile Borel proposait l’introduction de laboratoires mathématiques dans l’enseignement secondaire.

Ce questionnement sur l’enseignement, de la géométrie en particulier, a été repris par Étienne Ghys (Académie des sciences) lors du Colloque Clairaut à l’Académie en mai 2013. Étienne fit un exposé singulier : « Les éléments de géométrie de Clairaut (1741) : une manière moderne d’enseigner la géométrie ? ».

Vous trouverez ce texte sur le site d’Étienne. Vous y découvrirez aussi une intervention (filmée) très intéressante, comme d’habitude, de Jean-Pierre Kahane (Académie des Sciences).

En conclusion de son texte, Étienne Ghys écrit : « L’enseignement de la géométrie oscille entre deux extrêmes.

D’un côté, il peut s’agir de présenter une démarche intellectuelle abstraite, logique, dont l’adéquation au monde réel n’a finalement aucune importance. L’élève peut tirer d’innombrables profits de cette approche, allant bien au-delà des mathématiques, au-delà même de la science. Une formation de l’esprit utile, et peut-être même nécessaire, à tous les citoyens. L’écueil est de tomber dans les excès des maths modernes, dans les années 70, qui ont dérouté tant de nos concitoyens.

D’un autre côté, on peut présenter une science utile dans la vie de tous les jours, aux problèmes d’arpentage par exemple, mais pas seulement. Il est bon de connaître la géométrie pour construire des ponts ou des avions. Je pense que l’architecte de la tour de Gherkin de Londres, de 180 mètres de haut, connaît un peu de géométrie !

L’écueil est alors de confondre la géométrie avec un manuel d’arpentage, plein de recettes et de formules toutes faites. Hélas, c’est dans cet excès que nous sommes tombés aujourd’hui. »

À la lecture de ce texte, on y découvre une sage recherche d’équilibre entre approche axiomatique et approche expérimentale, chez Étienne comme chez Clairaut, pour sauver l’enseignement de la géométrie. Mais Karen comme Anne pointent des problèmes sur bien d’autres sujets mathématiques, puisque l’enseignement de la géométrie a presque disparu.

Étienne poursuit : « Depuis Clairaut, la géométrie s’est métamorphosée et il ne s’agit plus d’étudier seulement des triangles ou des cercles dans le plan. Le concept de symétrie par exemple a envahi les mathématiques et les groupes jouent maintenant un rôle central. De même, la brave géométrie d’Euclide a dû cohabiter avec d’autres géométries bien différentes. »

En 2001, au sujet des blocages en mathématiques, Anne Siety publiait chez Calmann-Levy un magnifique livre « Mathématiques, ma chère terreur ».

Pourquoi cette digression ? Je me demandais finalement si Clairaut, de Finetti, Emma Castelnuovo, Étienne Ghys, Jean-Pierre Kahane, Anne Siety, … ne se sont pas tous posés, eux comme nous, à des époques différentes, la même question : comment améliorer l’enseignement des mathématiques ?

Je pense fort que cette question a finalement traversé les siècles, depuis Socrate au moins, et qu’elle a du mal à trouver des éléments de réponse qui puissent satisfaire tant les élèves que les professeurs.

Dans le Ménon, le texte de Platon, Socrate teste les apprentissages d’un jeune garçon, un des esclaves de la maison. Il n’a que peu de connaissances mais il parle grec et peut comprendre Socrate contrairement à d’autres esclaves de Ménon qui ne parlaient pas forcement cette langue.

Socrate dessine un carré et ses diagonales. Le problème posé par le philosophe est bien connu : comment faire pour obtenir un deuxième carré de surface double de celle du carré donné ? Le jeune-homme propose de doubler la longueur de chacun des côtés. C’est un réflexe que l’on pourrait qualifier de normal car la réponse, bien que sous ses yeux, peux rester invisible. Socrate lui montre que cette solution fournit un carré d’aire quatre fois plus grande.

Le philosophe lui montre que la bonne réponse est de construire un carré dont le côté a pour longueur la diagonale du carré du départ. Le jeune homme réalise que sa solution est fausse et reconnaît que la seconde est la bonne. Il arrive à reconnaître le faux en tant que faux, le vrai en tant que vrai. Le récit nous montre donc que notre raison, même celle d’un ignorant, est capable d’être en résonance avec celle des autres. C’est une merveilleuse leçon qui a traversé l’histoire de la philosophie et que je cherche de garder à l’esprit chaque fois que je donne cours. Comment alors intégrer à nos formations actuelles cette formidable leçon de Socrate ? Peut-elle nous parler encore aujourd’hui ?

Sautons quelques siècles et revenons de nouveau à Clairaut.

Ce grand savant écrit que la géométrie enseignée en plaçant en avant les axiomes d’Euclide (pourtant incontournables) pourrait la rendre sèche. Je cite Clairaut : « On y débute toujours par un grand nombre de définitions, de demandes, d’axiomes, et de principes préliminaires, qui ne semblent promettre rien que de sec au lecteur. » Du sec… Un avertissement lancé par un jeune savant – quand Clairaut écrit ce livre il n’a que 21 ans ! – à faire attention au risque que les mathématiques ne soient pas perçues comme arides !

Comment éviter ce danger ? Trois siècles après nous nous le demandons encore.

Comment donc trouver tous les arguments pour que nos jeunes soient captivés par les mathématiques, qu’ils puissent y retrouver de la chair, de la réalité, du rêve, de la construction de soi ? Pas simple, car un autre fantôme plane depuis longtemps sur nos cours : celui de la note ou celui des notes.

Hiver 1975. Je suis assis en classe en train d’écouter un cours de grec.

Un des meilleurs professeurs du lycée, et peut-être de Rome, nous émerveille avec ses liens entre mots italiens, leurs origines latines, puis grecques et, cerise sur le gâteau, sanscrites. Je le regarde admiratif, fasciné ; je ne suis pas le seul dans cet état, car tous mes camarades observent conquis cet immense homme aux yeux bleus et vifs, signe d’une rare intelligence, faire des pirouettes de l’esprit.

Au même moment, dans les couloirs du lycée, le Lycée Virgilio de Rome, j’entends défiler d’autres élèves, crier enragés « Sei politico per tutti, sei politico per tutti, sei politico per tutti ! ». C’est chaud dans les couloirs. Plusieurs fois le même cri, pour marquer les esprits, renforcer le propos : « Sei politico per tutti, sei politico per tutti, sei politico per tutti ! ».

En Italie, dans le système scolaire, les notes allaient de 1 à 10. Pour réussir dans une matière, il fallait avoir 6/10, et le mot italien qui correspond à 6 est « sei ». Bref, ces jeunes italiens criaient en guise de souhait « Un six d’office pour tous ! » ou plutôt : « La moyenne politique pour tous ! ».

J’écoutais ces jeunes passer devant ma classe, crier avec tout leur souffle dans les couloirs en ouvrant la porte de notre classe pour que nous entendions mieux.

Je me disais alors que l’idée n’était pas si mauvaise que ça… Elle nous aurait bien épargné des angoisses.

Notre cher professeur de grec et latin, tout en étant extraordinaire, était plutôt exigeant avec nous ; ses notes les plus fréquentes étaient 1, 2, 3. Sauf pour Giulia, la première de la promotion, dont la moyenne était souvent supérieure à 8/10. Un 4 ou un 5 sur dix, obtenu dans une version latine ou grecque, donnait à nous autres facilement l’impression d’avoir pris des ailes, jusqu’à la prochaine version, où un 2/10 nous replongeait dans une forme de désespoir.

Nos parents étaient également désespérés devant de tels résultats, ne savaient plus quoi penser, certains protestaient vigoureusement auprès du professeur, d’autres faisaient donner des cours particuliers. L’argument le plus souvent invoqué par notre cher professeur est qu’avant tout nous connaissions mal la langue italienne !

Que penser ? Après dix ans d’études nous connaissions encore mal notre propre langue, notre langue maternelle. La honte !

Un jour alors, las de me battre pour avoir une note digne, je décide de jouer la carte de la facilité et de me faire aider en cours particulier par un professeur de latin, très expérimenté, la cinquantaine environ, pour traduire une version latine donnée en devoir maison.

Je rends ensuite, la tête haute pour une fois, la traduction à mon professeur. La surprise fut de taille lorsque je découvris que la note était de 5/10 ! Même le professeur, celui du cours particuliers qui me semblait féru des langues anciennes, avait commis des fautes et ramassé une mauvaise note.

Ce que je viens de raconter avait participé à mettre en route, dans mon jeune esprit, toute une série de considérations, de réflexions autour de l’école et de la société. Je disais souvent à moi-même et à mes camarades au sujet de l’école : « les choses ne sont pas si simples ! »

Une précision : le « Sei politico per tutti », le « six politique pour tous » a fini par devenir une légende en Italie, un projet qui n’a jamais vraiment abouti à l’école italienne mais qui a soulevé, tout au moins chez moi, une réflexion sur le sens de la « note », sur le malaise lié aux notes, sur l’acte de l’évaluation.

Comment rendre vraiment intéressante une note qui après tout reste une chose à la fois fragile et puissante ? De mauvaises notes peuvent non seulement vous donner une désagréable opinion de vous-même, mais installer aussi l’idée que LA note est plus importante que les contenus à apprendre. Et pourtant il est important de comprendre où on en est. La note est une sorte de coordonnée qui vous donnerait votre position par rapport à une matière à un moment donné.

L’importance des notes et des diplômes (baccalauréat, maîtrise,…) passe souvent devant les apprentissages mêmes. Est-ce normal ? Des scandales ont éclaté dans nos sociétés car des fils à papa avaient obtenu ces diplômes en les achetant !

Alors, comment mettre de l’ordre dans tout ça ? Et ceci de la maternelle à l’université. Vaste entreprise. Comment imaginer des horizons communs ? Qui va décider de la définition de « horizon commun » ?

Je pourrais dire, tout simplement, qu’il serait souhaitable de développer un esprit d’exigence à l’intérieur de soi-même et ceci dès le plus jeune âge. Est-ce possible ?

Dans « Les déchiffreurs, voyage en mathématiques » le grand mathématicien Alain Connes écrit : « Un élève de douze ans peut très bien tenir tête à son professeur s’il a trouvé une démonstration de ce qu’il avance et que cela singularise les maths par rapport aux autres disciplines où le professeur aurait beau jeu de se retrancher derrière des connaissances que l’élève n’aura pas. Un enfant de cinq ans peut dire à son père « Papa, il n’y a pas de plus grand nombre » et en être sûr, non parce qu’il a lu dans les livres mais parce qu’il a trouvé une démonstration dans sa tête… Il y a un espace de liberté grand ouvert à celui qui sait le découvrir en respectant ses règles. »

Peut-on inscrire cette recherche de liberté dans nos horizons ?

Un jour, des élèves de mastère 2, à la fin d’un trimestre où je leur avais donné un cours de géométrie qui leur avait bien plu, m’avaient expliqué leur silence en cours en me disant : « Monsieur Vassallo, nous avons été éduqués à nous taire devant les professeurs ». J’avais répondu que j’avais du mal à croire que partout, au moins en France, les professeurs interdisent systématiquement aux élèves de s’exprimer !

Pour citer encore Alain Connes : « Et la première chose qui compte, c’est devenir soi-même sa propre autorité. C’est-à-dire, pour comprendre quelque chose, ne pas chercher tout de suite à vérifier si c’est écrit dans un livre, non ! »

Devenir soi-même sa propre autorité… quel beau but ! Peut-on l’inscrire également dans ce nouvel horizon que je cherche à tracer ? Et en même temps : comment garder le plaisir d’accepter les regards critiques des autres ?

Le professeur de latin que j’avais en cours particuliers et son 5/10 avaient engendré plusieurs réactions à l’intérieur de moi-même. La rage d’avoir échoué mon minable plan secret, mais aussi, et d’une façon plus dévastatrice, la chute d’une idée, celle du professeur infaillible et des questions sur les raisons de cette faillite. Je me demandais : comment tout le monde peut se tromper ? Même un professeur ? Et pourtant, il se peut qu’il soit bardé de diplômes !

Les notes. La qualité des professeurs. Toutes ces problématiques pointaient déjà leur nez il y a cinquante ans au moins dans mon esprit. Les notes dérangeaient déjà. La formation des enseignants posait déjà des problèmes.

1981. Je démarre ma carrière dans un collège de Rome, avec une classe de sixième. Comme tout professeur de mathématiques je donne des devoirs surveillés. C. en retirant sa copie découvre qu’il a eu 2 sur 10. La mamma vient me voir pour obtenir des explications. Je sors la copie de C. ; et je lui montre les pages presque vides. J’ai toutefois mis des 0,5 par ci et par là, question de montrer que j’appréciais quelques petites choses comprises par le fiston. La réaction fut : « Je ne comprends pas cette mauvaise note car C. connaît par cœur tous les noms des joueurs des équipes de foot. » J’avais l’impression que deux êtres vivant dans deux mondes parallèles cherchaient en vain à communiquer. Je fus convoqué par la directrice de l’école qui à son tour me demanda des explications et si je [ne] pouvais [pas] augmenter la note.

J’ai tenu bon, quitte à perdre mon poste. Mais comment des adultes peuvent-ils en arriver là ?

2008. Alexandre est un étudiant remarquable en première année de mathématiques. Il suit attentivement mes cours d’Algèbre ; il pose de bonnes questions. Je suis sûr qu’il va réussir son premier contrôle sur les premières notions de théorie des groupes (définitions, démontrer qu’un tel sous-ensemble d’un groupe forme un groupe ; bref, des questions standard). Il ramasse un zéro. Je suis sidéré. Tellement sidéré que sur sa copie vide je sens le besoin de lui écrire une lettre. Notre correspondance a donné lieu à mon premier billet sur Images des Mathématiques : « Le monde morcelé d’Alexandre est… aussi le mien » (27 Janvier 2009). Le fossé entre le lycée et l’université était déjà là. Alexandre avait eu son Bac S avec une bonne note : 16/20. Et là, devant sa copie, aucune réaction, pas un mot, des feuilles parfaitement blanches sur lesquelles j’avais pu écrire mes états d’âme.

Les années 2000. Sont aussi les années de l’apparition des téléphones portables dans la société et dans les classes. Dans le secondaire comme à l’université. Devant l’invitation à ne pas les utiliser pendant les cours, j’avais remarqué que certains étudiants les cachaient dans leurs trousses à stylo pour pouvoir les utiliser discrètement. Combien de fois j’ai dû dire la phrase irréelle encore : « Les jeunes, faites-vous plaisir pendant deux heures à faire des maths et à laisser de côté votre téléphone. Merci ! » Certains rigolaient de mon humour, d’autres faisaient juste semblant de le ranger. Quel changement d’époque avec cet outil envahissant !

Années 90. A la fin des années 90 et avant d’être recruté à Lille, j’avais été assistant associé à l’Institut Fourier de Grenoble. Ici, j’avais connu Marc Legrand. J’avais entendu parler de sa construction didactique nommée « Le débat scientifique ».

Le débat scientifique et Marc Legrand ; qui a peur de qui ?

Dans les années ‘90, Marc Legrand fut donc invité à l’IREM de Lille pour en parler. Il venait de publier un livre chez Aléas Éditeur au titre éloquent : « La crise de l’enseignement, un problème de qualité » (1989). Il y a presque 30 ans !

Appelé à enseigner à l’université, Marc subit un choc brutal. Il écrit (p.80)

« – Je me trouvais face à une majorité d’étudiants qui n’avaient pas de connaissances solides et ne travaillaient pas beaucoup (deux étudiants sur trois « s’évaporaient » en cours d’année ou échouaient à l’examen) ;

  • parmi ceux qui travaillaient et réussissaient, peu semblaient réellement motivés par la science et la pression qu’ils exerçaient sur nos enseignements était plutôt de type scolaire : « donnez-nous de bonnes recettes pour l’examen ».

Toute invitation à la réflexion et à la conceptualisation recevait un accueil collectif assez voisin de celui que j’avais rencontré en sixième moderne.

Pendant trois ans j’essayais des « trucs » pour susciter la curiosité, l’envie de faire des maths et « ça ne marchait pas vraiment » ; je ne dirais pas que la plupart des étudiants n’arrivaient pas à comprendre, mais plutôt qu’ils ne manifestaient aucune envie.

Je me souviens d’une séance de travaux dirigés où personne ne pensait à utiliser le théorème des accroissements finis traité en cours quelque temps auparavant ; je demandais alors aux étudiants de m’en donner l’énoncé : j’obtins huit propositions différentes que j’écrivis au tableau les unes en dessous des autres. Tous ces énoncés contenaient les mots du théorème, mais aucun ne correspondait au sens, certains se contredisaient et cela ne choquait pas !

Une fois que nous eûmes montré explicitement que ces énoncés étaient faux ou inutilisables, plusieurs étudiants me demandèrent ce qu’il fallait en faire !!!

Un peu plus tard dans la même séance, un étudiant fit réintervenir un des énoncés dont nous avons largement montré la fausseté, et cela ne souleva aucune protestation. »

Je laisse chacun méditer sur ces passages. Je tiens à faire remarquer que les mathématiques comme d’autres domaines de la connaissance humaine demandent une pratique constante. Les sportifs savent bien ça ! Les acteurs de théâtre aussi : c’est en répétant plusieurs fois le texte que celui-ci sera intégré et connu par cœur le jour de la représentation en public. Toute personne bilingue sait bien que ce n’est qu’en entretenant les deux langues, celle du pays où elle habite et celle du pays d’origine, qu’aucune des deux ne sera oubliée.

J’attire maintenant l’attention du lecteur sur la conférence de Marc Legrand à l’IREM de Lille autour du « débat scientifique ». Je renvoie à l’œuvre citée pour y trouver la définition et ses règles de fonctionnement.

Une fois sa conférence terminée, Marc demanda s’il y avait des questions ou des remarques.

Le public n’était composé que de professeurs du secondaire. Une collègue leva la main pour demander des précisions sur ce dispositif d’enseignement.

Marc expliqua que ce dernier oblige à des mises au point continuelles de nature épistémologique et méthodologique : « Qu’est-ce qui est important ? A quoi ça sert ? Cette méthode est-elle bien adaptée ? Pourquoi affirme-t-on ceci ou cela ?

Il prit à nouveau des exercices donnés pendant la conférence et il montra qu’une simple remarque, un regard attentif par exemple aux termes présents dans une équation donnée auparavant permettaient de conclure qu’elle n’avait pas de solutions réelles.

La réaction fut immédiate : « Monsieur Legrand, si nous éduquons les jeunes à un tel esprit critique… ce sera la révolution ! »

Dans la salle plana un silence lourd. La collègue semblait avouer avoir peur de former des esprits critiques ! Je laisse à nouveau méditer sur cet épisode.

Depuis, je me suis demandé souvent si l’école est celle qu’elle est, à savoir souvent en soins palliatifs, parce que une majorité d’enseignants ne souhaitent pas développer cet esprit critique et préfèrent avoir devant eux une masse amorphe. C’est un peu ce que laisse entendre, il me semble, Anne Siety dans le débat.

Il est donc clair que cette crise de l’enseignement, pas seulement de celui des mathématiques, dure depuis bien longtemps. Je pense en avoir apporté une sorte de preuve. Notre patient est en soins palliatifs depuis des décennies. L’enseignement des mathématiques est sous le regard attentif des professionnels depuis peut-être même des siècles.

La crise n’a donc fait que s’aggraver. Les très bons étudiants seront de très bons étudiants dans tout système scolaire et les très bons professeurs seront de très bon professeurs dans tout système scolaire. La question de comment devenir un bon professeur se pose alors d’une façon plus insistante.

Cette exigence devrait être le mot d’ordre de tout ministre indépendamment de sa couleur politique. Il y a deux ans, un documentaire avait fait parler la France entière : le journaliste Paul Sanfourche, auteur d’une enquête, expliquait comment il était devenu professeur de mathématiques pour une classe de collège, une semaine après son entretien d’embauche sans maîtriser la matière.

Comment la France a-t-elle pu en arriver là ?

Et pourtant dans ce « noir le plus obscur » quelques lumières semblent laisser entrevoir où peut se trouver la sortie du tunnel.

Malheureusement, le problème concernant cette crise ne touche pas seulement la France. D’autres pays, dit civilisés, connaissent ce même effondrement, ce qui me fait dire que la réflexion pourrait être entreprise de façon large. Il y a quelque mois, j’avais dû supporter d’entendre le constat que l’Italie est le pays où les professeurs subissent le plus de violences de la part des élèves. Pour appuyer le propos, les journalistes montraient à côté des interviews, des images prises avec les téléphones portables de professeurs menacés par leurs propres élèves.

Comment l’Italie a-t-elle pu en arriver là ?

Certainement, ces mêmes médias qui s’étonnent d’un tel laisser aller ont aussi participé à la défaite qui est sous nos yeux. « Un professeur du secondaire ne travaille que douze ou quinze heures par semaine ». Ne parlons pas d’un professeur d’université qui ne travaille que 6 heures par semaine ! Ridiculiser notre profession a donc eu les effets prévisibles escomptés !

Combien de fois, oh combien de fois ! j’explique qu’un professeur ne fait pas que corriger des copies mais qu’il prépare des cours, en révisant des points qui méritent d’être approfondis, qu’il consulte des revues spécialisées ou des sites spécifiques, qu’il va en formation continue,…

Je me surprends enfin à faire de la « chirurgie » très particulière : comme une reconstruction, après accident, d’un patient qui a été défiguré dans la collision. L’argument des vacances des professeurs fait partie de ce travail de reconstruction. L’argument que nos salaires tiennent compte des interruptions dans l’année a du mal à être entendu. La petitesse des salaires des jeunes professeurs par rapport à leur diplômes (d’un BAC+4 sont passés à un BAC+5) n’intéresse plus personne. Inutile de dire les efforts que je dois déployer pour expliquer qu’un professeur peut travailler jusque tard dans la nuit ou se lever de bon matin pour avoir le temps de compléter ses préparations et que parfois même les vacances sont utilisées pour rattraper des heures passées dans des réunions différentes et variées (réunions parents-profs, conseils de discipline,…)

C’est une « chirurgie faciale » pour reconstruire l’image du professeur. Ce professeur qui est l’objet d’amour et de haine de la part de nos sociétés.

Si beaucoup d’entre nous tiennent la route et ne tombent pas en dépression c’est que nous sommes capables de nous accrocher à la beauté du métier et aux signaux que tantôt les jeunes tantôt les gouvernements nous envoient d’une façon positive.

D’autres collègues, plus fragiles, tombent en dépression/se dépriment, d’autres encore préfèrent se tourner vers d’autres professions.

Et pourtant, nous avons les outils pour inverser cette fâcheuse tendance que Karen, Anne et moi-même venons de pointer. En allant dans les classes de collège ou d’école primaire, avec mes collègues du Débat du 18, Aziz et François, nous avons beaucoup appris sur une « sociologie de la jeunesse ».

Les jeunes cherchent de la passion et de la profondeur. Ils ont ce besoin vital nécessaire pour orienter leur choix de vie. C’est presque une caractérisation de la jeunesse : chercher de la profondeur.

Je pourrais raconter des dizaines de rencontres faites avec les jeunes qui laissent la porte ouverte à l’espoir. Nous, moi-même et mes camarades, Aziz et François, en avons laissé une trace sur ce même site. Je ne peux pas résister à raconter ce qui nous était arrivé à Cousolre (un petit village situé dans le Nord de la France).

Invités pour tenir deux conférences, Aziz et moi avons été interpellés par des élèves de quatrième au sujet du cercle : y a-t-il plus de rayons ou de diamètres dans un même cercle ? Nous avons rangé nos ordinateurs, renoncé à nos exposés respectifs prévus, et échangé avec les élèves pendant six heures autour des sujets qui les intriguaient (le récit est ici).

Je ne peux pas résister à l’envie d’évoquer un épisode vécu dans une classe de CM2 à Fenain (un petit village situé dans le Nord de la France) : pendant une matinée, j’avais eu presque ce même type d’échange. Des élèves remarquables qui pouvaient se laisser aller à imaginer des cercles de rayon de plus en plus grand, des cercles qui sortaient du tableau, qui remplissaient la cour de récréation, qui finissaient par remplir toute notre galaxie jusqu’à l’infini…

Des moments inoubliables qui vous font dire que vous faites le plus beau métier du monde et qu’aucune technologie nouvelle n’a pour l’instant cette capacité de stimuler autant l’imaginaire.

À ce sujet, je peux déplorer avec Anne que la tendance à être en miroir avec l’époque, a fini par privilégier les technologies du numérique au détriment du temps à consacrer à développer l’imagination des jeunes.

Il me semble que plutôt que de mettre en avant l’intelligence artificielle, je mettrai à côté, sinon au premier plan, la compréhension de l’intelligence naturelle !

Car une question se pose dans le contexte actuel (pour une fois je convoque l’époque aussi) : avons-nous tout compris de l’intelligence et des capacités humaines ? Pourquoi l’espèce humaine se sent-elle tellement menacée de disparition comme jamais à d’autres époques ?

Combien de fois les mathématiques ont [surtout] été accusées de jouer un rôle dictatorial (la dictature des maths évoquée par la presse), alors que les mathématiques n’ont jamais rien demandé ! Il me semble plutôt que c’est leur utilisation sans la réflexion nécessaire qui, peut-être, nous a conduits là au point où nous sommes. Je pense par exemple à la crise financière de 2008. Elles ont été utilisées comme outil de sélection alors que les mathématiques n’ont jamais rien demandé ! Il y a eu l’époque des mathématiques modernes, soit ! mais quel prix ont payé les mathématiques de cette époque !

Dernièrement, une lueur d’espoir pointe à nouveau car l’actuel ministre a confié à Cedric Villani (Académicien des sciences et médaille Fields 2010) et Charles Torossian (Inspecteur Général de mathématiques) la charge de réfléchir à comment donner le goût des mathématiques aux jeunes.

Cette mission a donné lieu à un rapport, le rapport Villani-Torossian.

Il me semble que ce rapport contient une grande partie des germes qui pourraient donner une nouvelle vie à l’enseignement des mathématiques. Une place importante est donnée à la formation continue et à la prise en compte du travail des IREM, au travail d’équipe entre professeurs.

Le rapport fait également émerger une notion de laboratoire encore plus large que celle évoquée par E. Borel et une place nouvelle donnée à un mot aux caractéristiques humaines : la confiance entre collègues.

Cette confiance qui permet d’échanger entre collègues sans complexe en toute ouverture.

Dernièrement, Sophie, une des collègues avec laquelle je travaille régulièrement à l’IREM de Lille, a voulu partager le bonheur à la fin d’une formation qu’elle avait donnée à des professeurs d’école. Une des collègues, la plus âgée présente à la formation, lui avait dit « Ça fait bien 20 ans que je n’avais pas assisté à un stage où tu as envie de tester des choses dans ta classe en sortant ! ».

Certainement, les choses ne vont pas toujours dans ce sens. Je rencontre moi-même des résistances de la part de certains professeurs à revenir sur leurs pratiques, à se laisser aller au jeu de la curiosité, à aller plus loin, à approfondir, seul ou avec l’aide d’un formateur.

Certains collègues ont encore du mal à faire confiance à l’autre collègue, à me faire confiance, à s’ouvrir, à avouer leurs doutes, parfois leur ignorance, et ceci pour évoluer, changer, tendre vers cet enseignement presque idéal qui fera dire un jour aux jeunes : « j’ai envie d’aller à l’école, je vais apprendre plein de choses et je vais apprendre même à mieux me connaître, découvrir et développer mes talents grâce à mes professeurs, je vais pouvoir devenir adulte dans la joie et pas seulement dans la souffrance. »

Comme l’écrivait Anne, le temps semble au changement.

Quelque part, nos sociétés sentent le besoin de nouvelles métamorphoses, lentes mais saines. Ces métamorphoses qui nous permettront d’accéder à une étape où l’imaginaire, l’esprit critique, la capacité de douter seront patrimoine mondial de chaque individu.

Je crois aussi que les mathématiques, à l’école, au collège et au lycée pourront participer à ces métamorphoses et nous aider à trouver un chemin vers la liberté et au savoir vivre ensemble.

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

Commentaires

  1. Alice Ernoult
    février 5, 2019
    8h41

    Cher Valerio, je fais partie de ces lecteurs et lectrices qui lisent le débat du 18 mais qui ne commentent pas ou très peu.
    Un grand merci pour ce billet, lucide mais aussi plein de la passion que nous sommes nombreux je crois à partager pour les mathématiques et leur enseignement. Il me permet de retrouver un brin d’optimisme dans une situation pour le moins tendue en ce qui concerne les mathématiques au lycée.

  2. Carlo
    février 6, 2019
    8h42

    Cher Prof. Vassallo,

    merci pour cet émouvant article.
    Je l’ai lu avec le goût et la voracité que j’avais quand, enfant, je lisait le dernier numéro des bandes dessinées que maman m’avait à peine acheté. Avec grand chagrin quand j’ai lu que vous considérez de laisser vôtre place sur IdM.
    Vous avez des dons rares : un grand coeur et une charmante capacité de raconter et d’entraîner vos interlocuteurs.
    Ici je voudrais ajouter un nom à vôtre liste de mathématiciens soigneux de l’enseignement : Alfred Whitehead. S’il vous plaît, lisez son écrit en anglais intitulé Les buts de l’instruction https://minireference.com/blog/the-aims-of-education-according-to-whitehead/.
    Encore, il y a un malaise dans l’enseignement des sciences depuis plus que quatre ou cinq décennies. L’ingénieur Italien Gustavo Colonnetti https://en.wikipedia.org/wiki/Gustavo_Colonnetti le dénonçait déjà en 1927.

  3. Karen Brandin
    février 7, 2019
    8h42

    Merci Valerio pour ce long texte qui te ressemble. Je suis heureuse d’avoir été avec Anne Siety un petit peu comme un catalyseur d’émotions, un accélérateur même fugace du feu sacré de l’enseignement. Des soins palliatifs qui donnent la vie ou du moins la stimule, l’agite, je n’en espérais pas tant à vrai dire.

    Rien a changé depuis le 18 Novembre. J’assiste impuissante (pourtant j’ai des élèves à mes côtés 7 jours sur 7) à l’agonie de cette matière qui m’a tant apportée, tant rassurée, tant appris. J’étais hier encore le témoin des rires un peu moqueurs d’élèves de terminales S qui me disaient : « tu vois, les maths c’est fini. » Une méchanceté ordinaire dont ils n’ont pas conscience bien sûr, qui se finit dans un éclat de rire. Ils sont tellement jeunes, rien ne leur résiste !

    Je comprends leur désintérêt car lorsque je parcours les cahiers, je reste sans voix et lorsqu’ils finissent par me dire en voyant ma mine sombre : « heureusement qu’il y a les vidéos des bons profs sur youtube sinon je ne comprendrais rien », je prends conscience que tout nous échappe.

    Comme toi je regrette que les interventions suite « au débat du 18 » aient été si rares ; les enseignants en maths toutes structures confondues, il y en a pourtant beaucoup. Il y en a forcément qui ont quelque chose à dire, à partager, à suggérer. Ce noyau dur et en un sens réconfortant menaçait de devenir stérile, anxiogène donc cette fin n’est pas triste, elle était programmée.

    Prendre le temps d’écrire, de se livrer un peu, d’échanger même quand on est épuisé, pudique ou les deux, c’est pourtant nécessaire. C’est presque un devoir.

    Une page se tourne donc vers une rubrique qui je crois sera plus conventionnelle, une rubrique « de curiosités mathématiques » comme on en trouve en général c’est vrai dans tous les magazines papier de vulgarisation scientifique comme on dit. Le mot incontournable qu’il faudra garder en tête, c’est « ludique » …
    Non je ne suis pas amère. Pour quoi faire ?

    J’ai été interpellée par ce titre : « Métamorphoses ». J’ai tout de suite pensé à une série de tableaux de MC Escher où l’idée générale est de partir d’un magma foisonnant mais souvent informe (je pense à « Libération ») pour évoluer doucement vers des structures très harmonieuses, rassurantes parce que parfaitement identifiables. Spontanément en tous cas, c’est du bas vers le haut (ou de la gauche vers la droite) que l’on penserait ces productions comme si on imaginait une métamorphose comme un « gain », un mieux (chenille vers papillon) mais avec le recul je me rends compte qu’il y a un intérêt plus grand peut-être à regarder ces oeuvres du haut vers le bas comme une régression. Partir de quelque chose qui a du sens pour nous vers quelque chose qui nous inquiète, qui ne ressemble plus à rien, un amas de n’importe quoi : chair, idées, symboles.

    Espérons qu’on n’aura pas d’ici quelques années à reformuler une phrase célèbre de Victor Hugo ; espérons qu’on n’aura pas à dire : « Qui ferme une école, ouvre une prison. »

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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