Maths, oranges, bananes et citrons

Publié le 2 octobre 2009

Au printemps 1989 je vis pour la première fois de ma vie des oranges, des bananes et des citrons dans un même magasin. Ce sont les mathématiques qui m’ont offert cette vision. Ce qui prouve que cette science peut offrir autre chose que des nourritures intellectuelles !

Au printemps 1989 je vis pour la première fois de ma vie des oranges, des bananes et des citrons dans un même magasin. De plus – je ne pouvais y croire – il n’y avait pas la moindre queue pour les obtenir. Cela se passait en Yougoslavie et ce sont les mathématiques qui m’ont offert cette vision. Ce qui prouve que cette science peut offrir autre chose que des nourritures intellectuelles !

J’avais seize ans. C’était à Belgrade, lors de ma première sortie hors de Roumanie. J’étais membre de l’équipe roumaine participant à l’olympiade balkanique de mathématiques, rassemblant six élèves de chacun des pays suivants : Albanie, Bulgarie, Chypre, Grèce, Roumanie, Turquie, Yougoslavie. J’avais rêvé pendant plus de trois ans de participer soit à l’olympiade balkanique, soit à l’olympiade internationale et ainsi de voyager à l’étranger. J’avais travaillé intensément dans ce but, en m’entraînant quotidiennement à résoudre des problèmes. Mon rêve venait de se réaliser après les dernières épreuves de sélection, rassemblant les gagnants de l’étape finale des olympiades nationales de maths des diverses classes du lycée.

Une fois l’équipe roumaine constituée, nous avons été convoqués au ministère de l’éducation nationale. Nous fûmes priés d’attendre assis dans des fauteuils disposés devant une porte fermée. Soudain, la porte s’ouvrit. Nous étions justement en train de rigoler. « Comment, vous rigolez au ministère ? Vous n’avez pas honte ? Vous vous croyez tout permis ? Mais vous n’êtes que des minables ! Ce n’est pas comme ça que l’on représente dignement la Roumanie à l’étranger ! Si vous ne cessez pas immédiatement, on vous remplacera sans hésiter ! » Cette douche froide déversée instantanément par une harpie nous rendit muets.

Nous entrâmes apeurés dans la pièce, où vint nous rejoindre une secrétaire munie d’un épais dossier destiné à l’instruction des personnes devant se rendre à l’étranger. Elle s’assit et se mit à lire ce qui nous concernait. Nous devions être sobres, ne pas rire – quelle obsession ! – ne pas trop manger, ne jamais parler de politique, mais dire que l’on était heureux et fiers de vivre à l’« époque Ceausescu ».

Quelques jours plus tard nous prîmes le train en direction de Belgrade. Sur le quai, mes parents me donnèrent un conseil un peu différent de celui entendu au ministère, mais qui s’avéra crucial : avant les épreuves, manger raisonnablement, et uniquement des aliments que je connaissais déjà.

Nous arrivâmes dans la capitale yougoslave lors d’un dimanche pluvieux. Cela ne nous empêcha pas de nous promener, en jetant des regards avides dans les vitrines incroyables des magasins fermés. Nous rêvions à ce que l’on allait acheter si, comme il était habituel, nous recevions un peu d’argent. Je me rappelle un moment où nous étions sur une place, autour d’un bassin au fond duquel brillaient de nombreuses pièces de monnaie. Nous les regardions avec envie. Certains proposaient d’aller les chercher. Mais nous ne fîmes rien finalement, à cause de la présence du professeur accompagnateur. Observateur, il sentit très bien la lutte qui s’était livrée en nous, car en quittant cette place, il nous félicita d’avoir résisté à la tentation.

De Belgrade nous partîmes en train de nuit vers Split, sur la Côte Adriatique. J’allais découvrir la Méditerranée, une mer dont je rêvais depuis tout petit ! Mon excitation à cette idée était incroyable. Incroyable fut aussi la vision des routes bien éclairées dans la nuit profonde. À Bucarest à la même époque, on passait par une inquiétante obscurité lorsqu’on marchait du faible halo d’un lampadaire allumé vers le suivant. Et je n’arrivais pas à croire mes parents lorsqu’ils me disaient qu’à une certaine époque il avait été possible de lire le journal la nuit dans la rue. Maintenant j’y croyais !

Une fois arrivés à Split, nous y passâmes quelques heures dans la gare. L’ambassade de Roumanie à Belgrade aurait dû avertir les organisateurs de notre arrivée, ce qu’elle avait oublié de faire. Sans argent, nous ne pouvions même pas acheter quelque chose à manger. Et nous ne savions pas où nous devions nous rendre. Heureusement, au bout de quelques heures, quelqu’un se souvint de nous à l’ambassade, car on vint nous chercher pendant l’après-midi. Nous étions bien sûr morts de faim, et nous attendions avec impatience le dîner.

Ce fut un immense choc d’entrer le soir dans le restaurant de l’hôtel dans lequel nous étions logés. Des pyramides multicolores de nourriture se trouvaient sur plusieurs tables. À l’époque en Roumanie, trouver quoi que ce soit était une prouesse, ce qui explique la force de ce choc. Je n’avais jamais vu une telle abondance de nourriture. C’est là que l’injonction de ne pas trop manger devait jouer son rôle. Mais vous imaginez bien qu’à ce moment-là nous l’avions oubliée… Nous profitâmes avidement du « buffet à volonté » et nous remplîmes nos assiettes autant que nous le pouvions. Les touristes présents dans l’hôtel se retournaient sur notre passage, nos plateaux étant à leur tour couverts de pyramides alimentaires. Enfin, presque tous les plateaux, car moi je fis bien d’écouter le conseil de mes parents.

Manger énormément dès le premier soir fut en effet une erreur. Car le lendemain, lors du concours, plusieurs membres de notre équipe furent malades d’indigestion, et eurent des résultats moyens. Quant à moi, je réussis à obtenir une médaille d’or, grâce à une forme parfaite. Mais pour la première fois de l’histoire de ses participations aux olympiades balkaniques, la Roumanie ne fut pas en tête du classement par équipes : nous avions été dépassés par la Bulgarie.

C’est pour cette raison que je ne serrai pas la main de Ceausescu ! En effet, il décida que l’équipe ne méritait pas qu’il la félicite, comme il l’aurait fait en cas de victoire par nations.

Mais revenons au voyage en Yougoslavie. On nous donna bien un peu d’argent de poche. Je le gardais précieusement jusqu’au dernier jour, à nouveau à Belgrade. Nous avions quelques heures devant nous, que nous consacrâmes exclusivement à parcourir les magasins. Tout d’abord sans rien acheter, en comparant les prix, ce qui était une activité complètement nouvelle pour moi, vu qu’en Roumanie ceux-ci étaient systématiquement fixés par l’état. Je me rappelle encore ces visions incroyables de magasins remplis comme dans les rêves les plus fous. Ce dont je rêvais le plus fut de bananes, alors j’en rapportais quelques unes. J’achetais aussi du chocolat aux noisettes entières, des cacahuètes avec leurs coques – deux produits que je voyais pour la première fois – des gaufrettes, du chewing-gum, des bonbons, tout cela ayant disparu de Roumanie. Il ne me resta plus d’argent. Mais je revenais avec un trésor que je contemplais ensuite pendant plusieurs jours avant d’oser l’entamer.

En 1989 eurent lieu des événements extraordinaires en Europe de l’Est. Certaines images-choc font partie des manuels d’histoire et ressortent à chaque célébration. Mais au printemps 1989 je n’imaginais pas ce qui allait suivre. Mon imagination était occupée par les maths, les oranges, les bananes et les citrons.

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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