Mathématiques, réalité et complexe d’Œdipe

Publié le 16 mars 2020

Qu’elles soient pures, c’est-à-dire uniquement motivées par l’honneur de l’esprit humain 1« Pour l’honneur de l’esprit humain-Les mathématiques aujourd’hui » est le titre d’un ouvrage de vulgarisation écrit par le mathématicien Jean Dieudonné, l’un des fondateurs du groupe Bourbaki. (voir aussi ici, , ou ) ou appliquées, les mathématiques sont issues du monde réel et sont consubstantielles à ce dernier. En effet, comme l’écrivait le romancier Anton Tchekhov (Le moine noir, traduction 1971) à travers l’un de ses personnages :

Pense donc ce que tu veux, dit le moine en esquissant un sourire, j’existe dans ton imagination mais ton imagination fait partie de la nature, j’existe donc aussi dans la nature.

Cette affirmation montre donc de manière logique (au sens mathématique du terme) que tout ce qui est issu de l’imagination humaine est un sous-ensemble de la nature, est inclus dans cette dernière, en fait partie. Les mathématiques étant alors une création humaine (voir la position duale sur le mathématicien créateur ou explorateur défendue par Jean-François Colonna, 2010), plus précisément étant un produit de l’imagination humaine, elles font donc partie de la nature. De même, en affirmant que

 

La nature est écrite en langage mathématique,

Galilée (L’essayeur, 1623) lie les mathématiques à la réalité incarnée par la nature. Quant au fameux :

Je pense donc je suis.

de Descartes (Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637), il montre que penser c’est être et bien entendu il faut être (réel) pour penser. Il faut être un « roseau pensant » au sens de Blaise Pascal (Pensées, 1670) pour imaginer les mathématiques, idéalisation, purification alchimique de la réalité.

Toutefois la réalité a trois facettes principales selon par exemple le philosophe des sciences Karl Popper, la première regroupant tout ce qui est visible ou perceptible par les capteurs physiques ou biologiques comme les cinq organes de sens des êtres vivants. La deuxième facette de la réalité concerne les choses encore inconnues, inexplorées, donc qui sont parfois imaginées, rêvées ou carrément considérées comme étant inexistantes. Par exemple, avant l’invention du microscope, pour l’homme les microbes n’existaient pas. Avant l’invention des télescopes géants, bien de planètes étaient « irréelles », et les fonds marins à une certaine profondeur (abysses) constituent encore un monde mystérieux rempli de créatures inconnues, car la pression y est insupportable pour presque tout appareil ou dispositif d’exploration sous-marine. La troisième dimension de la réalité au sens de Popper est essentiellement celle des théories.

La vision poppérienne de la réalité est donc un prolongement de la notion commune du réel, tout comme en mathématiques, on prolonge une fonction en étendant son domaine de définition. En effet, elle (la vision de Popper) anticipe l’extension du domaine de validité de la réalité. Donc, explicitement selon Karl Popper et implicitement selon Anton Tchekov, les théories mathématiques font partie intégrante du réel. Ainsi, les mathématiques dans leur pureté ou « impureté relative » sont une autre dimension de la réalité.

En sus du paradigme poppérien, les mathématiciens sont avant tout des êtres de chair et de sang, leurs pensées correspondent à des processus métaboliques et biochimiques bien réels. Ces pensées obéissent du reste (et en partie 2Les pensées humaines peuvent bien sûr être complexes et ne sont pas uniquement binaires.) à des lois qui ont inspiré par exemple la découverte de l’algèbre de Boole (Georges Boole, Les lois de la pensée, 1992). Ces mathématiciens anciens ou modernes utilisaient ou utilisent des supports tangibles (os préhistoriques comme celui d’Ishango, tablettes d’argile babyloniennes, papyrus égyptiens, papier, supports numériques modernes) pour représenter, écrire leurs idées, méthodes (algorithmes) ou théorèmes. Toutefois, tant qu’elle n’est pas écrite ou expliquée oralement, une théorie mathématique ne serait pas réelle au sens premier (commun) du terme mais le serait au sens où même les idées feraient partie de la nature selon Tchekov ou Popper. En parodiant une parabole hindoue 3Cette parabole identifie le corps au centre d’un cercle dont la circonférence (âme) n’est nulle part. sur l’âme et le corps, les mathématiques seraient un cercle dont le centre est l’être humain (corps) et dont la circonférence (idées, pensées) n’est nulle part (même si le théorème d’incomplétude de Gödel établit quelques limitations des mathématiques). Ceci montre que le centre de gravité, le barycentre, le point focal et l’attracteur (capteur) et diffuseur des mathématiques reste l’être humain.

L’ancrage définitif selon nous des mathématiques au monde réel peut être illustré par le paradigme freudien du complexe d’Œdipe, celui de « tuer le père » symboliquement pour exister, pour être soi même, pour en être indépendant. Pourtant cela est pratiquement impossible car génétiquement parfois phénotypiquement, ontologiquement, culturellement et inconsciemment au sens freudien du terme ; on porte le père, ses traits, sa culture, son patrimoine génétique pour moitié. Par conséquent, « tuer le père » au final c’est se tuer au sens symbolique du terme.

Donc les mathématiques aussi abstraites qu’elles soient, ne peuvent pas se défaire de leur matrice collante qu’est la réalité tout comme Oedipe en pensant avoir tué le père s’était trompé car il porte en lui à jamais ce dernier. Ainsi la géométrie est étymologiquement la mesure de la terre, de la glaise. L’algèbre (de l’arabe Al Jabr) est primordialement la science de l’inconnue l’autre dimension de la réalité au sens de Popper. La topologie généralisant l’analyse mathématique est liée à la topographie et sa terminologie (ouvert, fermé, compact, connexe, frontière, intérieur, distance..) correspond presque à celle du langage courant. L’analyse mathématique et la géométrie à la suite de la physique newtonienne ont bénéficié de l’étude des corps célestes bien réels. La théorie des probabilités avant d’être comme disait Pascal une « géométrie du hasard » a pour origine les jeux de hasard. La théorie de la mesure et de l’intégration formalise et généralise les idées de longueur, surface, volume et probabilité, cette dernière étant considérée comme une mesure de la chance. Le mouvement brownien (Jean Pierre Kahane, 2006 ; Pierre-Antoine Guihéneuf et Isabelle Gallagher, 2017) qui est au cœur des probabilités avancées, a pour origine l’observation par le biologiste Brown du mouvement d’une feuille dans un liquide. Les mathématiques sont réelles, car elles sont pensées et théorisées par une partie compacte de la réalité appelée homme ou femme. En définitive, les théories mathématiques les plus pures, a priori totalement « inutiles » finissent peu ou prou par rencontrer la réalité en trouvant des applications inattendues.

Bibliographie

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Bourbaki
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Principia_Mathematica
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercle_de_Vienne
4) Jean-François Colonna-« Quelques remarques personnelles concernant la nature des Mathématiques »-Images des Mathématiques, CNRS, 2010.
5) Jean-Pierre Kahane — « Le mouvement brownien et son histoire, réponses à quelques questions » — Images des Mathématiques, CNRS, 2006.
6) Pierre-Antoine Guihéneuf, Isabelle Gallagher — « Le mouvement brownien » — Images des Mathématiques, CNRS, 2017.
7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Popper
8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Réalité
10) https://fr.wikipedia.org/wiki/Complexe_d’Oedipe
11) https://www.ias.edu/about/usefulness-useless-knowledge

Post-scriptum

L’auteur remercie le professeur Bartholdi ainsi que les deux experts anonymes pour leurs remarques et suggestions qui ont permis d’enrichir l’article, le CNRS pour cet espace d’expression scientifique, le professeur Gane Samb Lo de l’université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal (président et créateur de la société africaine pour les probabilités et statistiques pour son invite à une contribution scientifique africaine à la lutte contre la pandémie du Covid-19) ainsi que l’université Abdou Moumouni de Niamey pour les mêmes raisons. L’auteur remercie également tous les grands éditeurs et journaux scientifiques pour l’accès libre aux articles relatifs au Covid-19. Enfin, cet article a aussi bénéficié des très nombreuses écoles d’été de l’action IMPG (Informatique, Mathématiques et Physique pour la Génomique) et de la bibliographie engrangée par l’auteur il y a une vingtaine d’années à l’Institut Pasteur (Paris) et aux NIH/NCI (Bethesda/Rockville). L’auteur n’oubliera pas en particulier tous les très enthousiastes animateurs et animatrices de l’ancienne action IMPG.

Crédits images

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ÉCRIT PAR

Aboubakar Maitournam

Enseignant chercheur - Université Abdou Moumouni de Niamey, Niger

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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