Mathématiciens sans frontières (3)

Les Congrès internationaux de mathématiciens

Écrit par Pierre Cartier
Publié le 2 novembre 2010

Ceci est le troisième d’une série de quatre billets 11 L’Algérie 2 Le Vietnam 3 Les Congrès Internationaux des Mathématiciens 4 L’Europe Unie reprenant une conférence de l’auteur prononcée à Madrid, à la Residencia de Estudiantes, le 14 octobre 2010.

Mathématiques universelles et sans frontières

Nul ne doute qu’il y ait des styles en musique : on ne confond pas Bach et Duke Ellington, non plus que Monteverdi et Chostakovich. C’est le rôle de l’ ethnomusique de faire l’inventaire des instruments, des rythmes et des tonalités à travers l’histoire de l’humanité. Dans la société d’aujourd’hui coexistent de multiples formes de musique, non seulement pratiquées par des individus différents, mais le même mélomane peut apprécier Beethoven et le jazz. Voir aussi comment Ravel a su exploiter les rythmes du flamenco et du jazz pour en faire de la musique dite sérieuse.

Qu’y a-t-il d’analogue en mathématiques ? Bien sûr, il y a place pour une ethnomathématique qui fait l’inventaire des modes de numération, ou des instruments géométriques dans les diverses civilisations. Il y a des styles en mathématiques : la réserve de Cartan et de Serre 2Sur Jean-Pierre Serre on peut lire cet article (NDLR).n’est pas la fougue d’Atiyah 3Au sujet de Michel Atiyah on peut lire ce billet sur le site (NDLR).. On parle de la géométrie algébrique italienne, de l’algèbre allemande, du symbolisme britannique, et dans leur isolement soviétique, les mathématiciens russes avaient un style bien reconnaissable. Mais on peut affirmer qu’ il y a aujourd’hui une seule mathématique, avec des canons universels, que Bourbaki a eu l’ambition de codifier. On se réclame souvent de l’héritage grec (Euclide, Archimède, ), mais il ne faudrait pas ignorer la révolution algébrique de Viète, puis Descartes et Wallis, jusqu’à Euler, admirablement théorisée par Leibniz. Ce que n’avaient pas les Grecs était le symbolisme, si riche aujourd’hui. Que l’on compare, en Mécanique, les « Principia » de Newton et la « Mécanique Analytique » de Lagrange, pour observer une profonde mutation de style.

Je ne ferai pas ici l’analyse historique et philosophique de cette nouvelle unité des mathématiques à l’échelle mondiale. Je me bornerai à la constater, comme un fait évident du vingt-et-unième siècle, pour en analyser les conséquences institutionnelles et politiques.

Le dix-septième et le dix-huitième siècles furent ceux de la création des Académies Scientifiques, le dix-neuvième vit la multiplication des périodiques scientifiques, et vers la fin le développement des Sociétés Savantes. Chaque centre universitaire important eut sa Société Mathématique (Göttingen, Saint-Petersbourg, Glasgow, ), une sorte de club des mathématiciens. La fédération en sociétés nationales ne vint que plus tard, et même aujourd’hui, il n’y a pas, pour des raisons historiques différentes, de société mathématique britannique ou russe. Puis on prit l’habitude d’organiser des rencontres internationales. Chez les physiciens, ce furent les fameux Congrès Solvay à Bruxelles. Avec une quarantaine de participants, on réunissait le gratin de la physique européenne, avec côte à côte Henri Poincaré, Marie Curie et Albert Einstein.

En mathématiques, les choses commencèrent sérieusement en 1897 à Zurich. L’étape suivante fut l’Exposition Universelle de Paris en 1900 ; c’est à cette occasion que Hilbert formula ses 23 problèmes 4 Au sujet des problèmes de Hilbert, on peut lire cet article., et que Russell 5Jeune fils de famille, attaché culturel à l’Ambassade de Grande-Bretagne à Paris.découvrit les mathématiques et la logique. Les retrouvailles se produisirent à Heidelberg en 1904, puis à Rome en 1908 où Poincaré donna la réplique à Hilbert, et à Cambridge en 1912.

Il n’y eut pas de rencontre en 1916, car l’Europe était coupée en deux par une terrible guerre. En 1920, ce fut un scandale. Les Alliés (surtout Français et Britanniques), dans l’ ubris de la victoire militaire, ostracisèrent les vaincus (Allemagne et Autriche). On créa une Union des Sociétés Scientifiques dont les vaincus étaient exclus. Les Français insistèrent pour que le Congrès de Mathématiques ait lieu à Strasbourg, redevenue française, sans participation allemande. Émile Picard, respecté pour ses travaux, y fit un discours d’un chauvinisme insupportable 6Les mêmes boycottèrent la visite d’Einstein à Paris en 1922.. Il y eut des mathématiciens humanistes et progressistes, tels que Painlevé, Borel et Hadamard pour protester, mais en vain.

En 1924, il n’y eut pas non plus d’Allemands invités à Toronto, et ce n’est qu’en 1928, à Bologne, à la suite des pressions des collègues italiens, que les Allemands furent réadmis, et Hilbert eut un triomphe. Cela n’allait pas de soi même pour les Allemands, et un nationaliste (devenu ultérieurement nazi) comme Bieberbach fit une opposition vigoureuse. La situation fut encore assez chaotique aux deux suivants : Zurich en 1932 et Oslo en 1936.

Il y eut une longue interruption due à la Seconde Guerre Mondiale, et les choses ne reprirent qu’en 1950. On ne commit pas l’erreur de 1920 en ostracisant les vaincus. Le Congrès eut lieu à Harvard aux États-Unis, et les médailles Fields furent attribuées au Japonais Kodaira et à Laurent Schwartz. Mais la guerre froide avait commencé, on était en pleine hystérie McCarthyste. Pour des raisons politiques, Schwartz obtint son visa avec difficulté (il fallut monter jusqu’au Président Truman) et Jacques Hadamard se vit refuser l’entrée aux États-Unis. Il y fallut la ténacité et l’habileté de Henri Cartan, menaçant d’un boycott français, pour que le visa de Hadamard arrive in extremis.

Depuis, les choses ont fonctionné à peu près normalement tous les quatre ans. Je raconterai plus loin les difficultés qu’il y eut à vaincre en Pologne pour ce fonctionnement normal en 1982 et 1983. Le titre officiel est

« Congrès International des Mathématiciens »7 Sigle anglais ICM.

pour ce qui est en fait le

« Congrès Mondial des Mathématiques ».

Ce fut longtemps une entreprise européenne, et l’on a vu que la première rencontre hors d’Europe se passa à Toronto en 1924. Il est remarquable que celle de 1950 ait lieu aux États-Unis, comme décidé depuis 1936, alors que la Seconde Guerre Mondiale (et le nazisme) avait fait basculer le centre de gravité de la science vers les États-Unis. Signes d’une nouvelle évolution : la rencontre de 2002 se fit à Pékin, et ces derniers temps (août 2010), c’est à Hyderabad, en Inde, que tout le monde se retrouve. Le prochain rendez-vous est en 2014, en Corée.

Quelle est la situation aujourd’hui ? Depuis 1950, fonctionne sans trop d’à-coups une Union Mathématique Internationale(sigle IMU en anglais). Peut-être manque-t-elle un peu de transparence comme toutes ces bureaucraties internationales cooptées. Il y a rarement eu de conflits d’intérêt, sauf peut-être quand une médaille Fields fut décernée au fils du président de l’IMU.

La tâche principale de l’IMU est l’organisation des congrès quadriannuels ICM. Cela va du choix du pays hôte à celui des conférenciers et des lauréats des divers grands prix. Les mathématiciens français se pavanent car ils ont reçu un quart des Médailles Fields, mais en incluant parmi les Français un apatride (Grothendieck), deux Belges (Deligne, Bourgain) et un Vietnamien (Ngo Bao Chau), qui appartiennent indiscutablement à l’« école française ».

L’IMU ne réunit que 65 pays sur les 190 membres des Nations-Unies. L’effort de mondialisation se poursuit vigoureusement. L’obstacle est parfois financier pour les pays pauvres qui n’ont que peu de mathématiciens. Les réunions ICM sont la grand-messe : remise des grands prix, manifestation de l’unité des mathématiques toujours menacées d’exploser en sous-disciplines qui s’ignorent, manifestation de cette collaboration pacifique entre mathématiciens du monde entier, manifestation de l’importance croissante prise par les femmes mathématiciennes. A l’époque des communications instantanées et des moteurs de recherche mathématiques, il ne faut plus s’attendre au scoop, à l’annonce d’un résultat mathématique vraiment nouveau, mais on peut écouter (parfois) de belles présentations synthétiques.

Fantômes mathématiques

Jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique en 1990, la plus grande frontière était le Rideau de Fer, ainsi nommée par Churchill, cette clôture auto-imposée par le régime soviétique. On sait que Pasternak dut décliner le prix Nobel de littérature, mais Landau (et quelques autres) n’eurent pas à refuser le prix Nobel de Physique. Il est certain que les russes ont été sous-représentés dans les médailles Fields, mais le premier à la recevoir, Sergei Novikov en 1970, ne put venir la chercher.

Avec les mathématiciens d’Europe de l’Est, les pays « satellites » de l’Union Soviétique, le fil ne fut jamais totalement coupé. Nous avions des contacts avec les mathématiciens hongrois, tchèques, allemands de l’Est, et les relations étaient assez étroites entre France et Pologne. Il y avait un bon vivier de mathématiciens en Roumanie, mais beaucoup émigrèrent vers l’Ouest. Certains le firent illégalement comme Valentin Poénaru qui sauta le mur lors de l’ICM de 1962 à Stockholm. Le soutien un peu curieux offert par Zoia Ceausescu, la fille des dictateurs placée à la tête de l’Institut Mathématique de Bucarest, permit à d’autres d’émigrer.

En Union Soviétique, contrairement aux biologistes chez qui Mitchourine et Lyssenko firent régner un absurde anti-scientifique au nom de l’orthodoxie marxiste-léniniste, les mathématiciens furent relativement épargnés car ils surent rester unis. Il y eut bien des persécutions dans les années 1920 (Lusin, Fedosov, ) 8Voir le livre de Loren Graham et Jean-Michel Kantor « Naming infinity » sur l’histoire curieuse de l’École moscovite de théorie des ensembles., puis dans les années 1950-60 les grandes affaires (Plioutch, Essenin-Volpin, Chikhanovitch, Orlov, ) et enfin l’émigration vers Israël ou les États-Unis à partir de 1970 (Misha Gromov, Viktor Kac, David Kazhdan, ). Mais je voudrais parler ici des difficultés de communication.

Il y avait d’abord l’obstacle linguistique. Jusque vers 1940, beaucoup d’articles mathématiques russes étaient écrits en allemand (Kolmogoroff, Alexandroff, Gelfand, ) mais on passa ensuite au russe et les revues scientifiques soviétiques étaient peu diffusées en Occident. Un remède partiel fut offert par un très ambitieux programme de traduction presque simultanée des principales revues mathématiques en russe par les soins de la Société Mathématique Américaine.

Le plus gênant était l’impossibilité de voyager hors de l’Union Soviétique, sauf rares exceptions. Dans les années 1960, Arnold, Manin, Faddeev, Kirillov purent faire de courts séjours en France, mais en laissant leur famille en Russie. En 1970, l’ICM eut lieu à Nice et, comme signalé plus haut, Novikov devait recevoir la médaille Fields. Il ne put venir, ainsi qu’environ la moitié des conférenciers soviétiques invités. La moitié autorisée devait retourner chaque soir sur le paquebot qui les attendait dans la rade de Villefranche (près de Nice).

En particulier, Dynkin, qui venait de se reconvertir de la théorie des groupes aux probabilités, était absent. Son texte me fut remis par Ladizhenskaia le premier jour, et avec l’accord de Dieudonné, président du Congrès, j’offris de faire sa conférence à sa place. Ce fut un peu acrobatique car je donnais le même jour mon propre exposé dans un lieu différent (vive la bicyclette pour se déplacer rapidement dans Nice !). A 14 heures, Prokhorov (éminent probabiliste russe) ouvrit la séance de la section de probabilités et annonça l’absence de Dynkin. Je me levai alors, mais — était-ce la crainte des mouchards soviétiques dans la salle — Prokhorov déclara la séance terminée et quitta la salle. Le complot était bien au point ! A sa manière très aristocratique, Dooh vint sur l’estrade, et expliqua que la session du lendemain, sous sa présidence annoncée, commençait ; puis il me donna la parole, avant que Prokhorov ne referme la porte. J’ai revu Prokhorov bien plus tard, après l’effondrement soviétique, assez piteux, mais je ne cherchai pas à le placer dans une situation humiliante !

Une deuxième fois, je remplaçai un fantôme. En 1986, l’ICM eut lieu à Berkeley, et le président-élu de l’IMU était alors mon vieil ami Ludwig Faddeev. Juste avant l’ouverture, il me tendit un manuscrit de Manin et un de Drinfeld. J’étais déjà bien lié à Manin, mais je ne connaissais pas Drinfeld. Le hic était que l’exposé de Drinfeld était programmé pour le jour même. J’acceptai le défi, j’allai voir Kaplansky, le président américain du Congrès. Il m’enferma dans ce qui ressemblait à l’office de son bureau, avec café et sandwiches, et nous fermâmes la fenêtre aux psalmodies « Hare Krishna » provenant d’un groupe de hippies dans la rue (nous étions en Californie !). Il y avait 400 personnes pour écouter ce qui était sans doute l’exposé le plus novateur du Congrès. Je dus ensuite organiser tant bien que mal une distribution de copies du texte. Un an plus tard, on me transmit un laconique message de remerciements, bien dans le style réservé de Drinfeld.

A ma connaissance, les congrès ICM sont maintenant vraiment sans frontières. La Chine accueillit l’ICM de 2002 à Pékin. L’année précédente, j’assitai à Pékin à une réunion de préparation assez protocolaire, où le président Yang Je Min et le mathématicien Chern firent montre de leur amitié ancienne. Le but de cette rencontre était d’affirmer l’importance politique de la modernisation technologique de la Chine. Le Vietnam participe depuis longtemps librement aux ICM, avec le parrainage français au début. Il y a trop peu de mathématiciens à Cuba ou en Corée-du-Nord, les deux dernières geôles marxistes, pour tester ces régimes. La situation au Moyen-Orient pourrait devenir plus critique.

Pologne acte I : Conciliabules

La belle mécanique des Congrès Internationaux des Mathématiciens, relancée en 1950, a failli se gripper en 1982. Après la rencontre de 1966 à Moscou, il y avait une volonté de se rapprocher, au moins géographiquement, de l’Union Soviétique. Après Nice en 1970 et Vancouver en 1974, on se retrouva à Helsinki en 1978, avec la promesse de se revoir à Varsovie en 1982.

Les collègues polonais s’étaient activés, dès 1981, pour la préparation. C’était sans compter avec la situation politique. La Pologne avait conservé plus d’autonomie que ses voisins, grâce à la présence d’une Église Catholique restée puissante. Un seul exemple : il y avait en Pologne un vigoureux mouvement scout contrôlé par l’Église. On était au début du processus paradoxal, qui allait abattre le régime communiste par le moyen d’un mouvement authentiquement ouvrier : Solidarnosc ! Mais les choses étaient en train d’aller trop vite. Le général Jaruzelski, chef de l’armée, s’assura le contrôle du gouvernement et du Parti Communiste, et déclencha, le 13 décembre 1981, ce qui était l’épisode inédit d’un coup d’État militaire dans le bloc soviétique. Ceux qui veulent absoudre Jaruzelski — et j’en suis — rappellent que sa famille fut déportée en Sibérie en 1940, et que l’armée soviétique était massée aux frontières polonaises en 1981. On déclara l’état d’urgence — appelé « état de guerre » — le pays fut bouclé, et des milliers d’activistes furent jetés en prison ou dans des camps. Il y eut peu de bavures, heureusement, mais comment organiser l’ICM82 à Varsovie dans ces conditions ?

Toutes les communications étaient interrompues. Il y eut deux séries de rencontres : des négociations menées par l’IMU, et une mission d’information et de bons offices à l’initiative des mathématiciens français. Nous fûmes cinq volontaires pour le voyage, dont Laurent Schwartz, naturellement notre chaperon. Obtenir des visas ne fut pas aisé ; je dus interrompre des vacances en Forêt-Noire pour une journée, où je retrouvai Schwartz et Verdier à Paris. Nous fûmes reçus à l’Ambassade de Pologne, près des Invalides, et repartîmes avec une promesse assez vague de visas. La secrétaire (très dévouée) de Schwartz à Polytechnique collecta les cinq passeports et resta pendue nuit et jour au téléphone. Finalement, nous eûmes le feu vert polonais, et un des rares avions polonais encore en service nous emmena à Varsovie. Nous arrivâmes une demi-heure avant le couvre-feu (de 23 heures à 6 heures), et la voiture de notre ambassadeur nous mena à trop vive allure vers l’un des rares hôtels restés ouverts aux étrangers. La présence, au bar, d’hôtesses trop avenantes et trop aguicheuses, qui parlaient familièrement avec le policier de faction à l’entrée, nous rappela qu’il fallait être sur nos gardes. Point besoin d’être James Bond pour savoir que le métier de franc-tireur requiert quelques précautions classiques.

Les négociations furent assez extraordinaires, et montrèrent l’ambiguïté de la situation. Pour simplifier, je dirai que tous les camps politiques se définissaient comme patriotes polonais — en clair, ils étaient tous d’accord pour éviter l’intervention russe qui aurait déclenché un bain de sang. La volonté unanime, du petit-neveu de dix ans du mineur polonais de Lorraine voisin de mes parents, prêt à se battre avec une fronde contre les chars russes, aux plus hauts responsables universitaires, était celle de la résistance.

Verdier et moi, nous allâmes pour une journée à Wroclaw (= Breslau) en Silésie avec la feuille de route : « rencontrer tel chef semi-clandestin de l’opposition ». Grâce à un réseau extraordinaire de complicités, la rencontre eut lieu, et nous aida à définir une ligne politique claire :

  • le gouvernement polonais souhaitait que ce Congrès prestigieux ait lieu, pour pouvoir affirmer que la situation était normale ;
  • la résistance nous remit une liste de 75 internés, mathématiciens au sens strict ou généralisé, dont on voulait obtenir la libération.

Du coup, le marchandage était évident.

Entre autres souvenirs mémorables, il y eut un dîner au domicile privé d’un vice-ministre du gouvernement communiste, et l’air faussement navré du père quand le fils se pavana devant nous avec une bannière Solidarnosc !

Nous quittâmes Varsovie assez perplexes. Mais nous comprîmes l’importance de notre mission à notre arrivée à Paris. Au pied de l’avion, une voiture nous attendait et emmena certains d’entre nous à l’Élysée, où nous fûmes longuement reçus par Jacques Attali, alors conseiller spécial du Président de la République, François Mitterand. Les cinq petits mathématiciens français étaient parmi les premiers Occidentaux à pouvoir contacter les dirigeants polonais. On nous utilisait comme des pions dans un jeu diplomatique subtil : c’est l’autre dimension des mathématiciens sans frontières.

A propos de ce compte-rendu à l’Élysée, je voudrais faire une petite digression au sujet de Schwartz. Une fois de plus, il était traité comme une personnalité officielle. Quel que soit le président, il a toujours eu plus ou moins ses entrées à l’Élysée. Si pour des raisons de proximité politique, ce n’était pas étonnant au temps de Mitterand, c’était plus surprenant sous Giscard. Pour le temps de de Gaulle, Schwartz ne donne pas toutes les clés dans ses Mémoires, en particulier que l’oncle Robert est l’illustre pédiatre Robert Debré, ancêtre de la dynastie politique des Debré. Pour ceux qui accompagnaient Schwartz en voyage, cela pouvait être plaisant ; je me souviens d’une arrivée à Bogota, où, après un voyage fatigant, nous fûmes conduits au salon d’honneur de l’aéroport, sans avoir à faire la queue pour les passeports et les bagages ! Mais, dans des situations plus délicates, comme lors de notre arrivée à Varsovie, son assurance frisait parfois l’inconscience ou la naïveté. Il avait un solide parachute, mais ses compagnons étaient plus vulnérables.

Pologne acte II : Le Congrès décalé

Les négociations qui suivirent furent laborieuses, d’autant plus que les collègues polonais étaient eux-mêmes divisés sur la ligne à suivre. Finalement, lors d’une réunion sous l’égide de l’IMU, un collègue polonais, fervent catholique, cita l’Évangile : « Quand m’avez-vous visité alors que j’étais en prison ? ». Pour des raisons pratiques, on ne pouvait se réunir en août 1982 ; tout en gardant le sigle ICM82, imprimé sur les documents officiels et sur les bannières, on reporta la réunion à août 1983. Après quelques hésitations, car je n’aime pas abandonner ma famille au mois d’août, je cédai aux arguments de ma femme m’expliquant à quel point mon absence serait déloyale.

On avait craint un boycott. Il y eut environ 3000 participants, alors que la moyenne dans ces réunions oscille entre 3000 et 5000. Les Polonais manifestaient une liberté de ton qui époustouflait les autres représentants des pays de l’Est. Je me souviens en particulier de l’audace du recteur de l’Université de Varsovie lors de la cérémonie d’ouverture. Mon ami russe Iouri Manin, assis à côté de moi, me chuchota : « Les Polonais se prétendent réduits au silence. Si, dans ma tête, je me disais à Moscou le quart de ce qui vient d’être dit publiquement, je serais le lendemain déporté au fin fond de la Sibérie ! ».

Notre pari était presque gagné. Schwartz avait beaucoup insisté sur la levée du couvre-feu. Les dernières restrictions à la circulation dans Varsovie furent supprimées peu avant le Congrès. Sur les 75 prisonniers politiques pour lesquels nous nous étions engagés, 74 avaient été libérés. Il restait un emprisonné du nom de Czys. Je pense que le but de cette rétention était de tester la solidité de notre engagement. Mais pourquoi celui-là ? Czys, tout en étant un mathématicien actif, n’avait peut-être pas une renommée internationale qui permettrait de mobiliser l’opinion mathématique mondiale. Il me semble aussi qu’il y avait des facteurs internes polonais qui faisaient que Solidarnosc ne jouerait pas le grand jeu pour lui. Pendant le Congrès, avec l’aide de Bernard Teissier et Christophe Soulé, nous nous lançâmes dans une campagne de signatures. Nous collectâmes environ 400 signatures de soutien en 5 ou 6 jours. Manin voulait signer, mais je ne souhaitais pas être responsable de sa déportation en Sibérie. Un collègue français, demeuré un communiste convaincu, me demanda pourquoi je voulais arbitrer en Pologne un conflit entre les curés et les militaires !

Par l’intermédiaire d’Onyszkiewicz, collègue mathématicien polonais, un des dirigeants importants de Solidarnosc, et qui sera plusieurs fois ministre après le changement de 1989, nous nous étions procurés une photocopie du dossier judiciaire de Czys. Comme dans Tintin, je recopiai à la main le dossier, puis mangeai l’original. Notre contact gouvernemental officieux était le vice-ministre des affaires étrangères. Lors de la grande réception officielle du Congrès, dans l’un des plus beaux palais historiques de Varsovie, nous devions nous rencontrer. Une négociation secrète au milieu d’une grande foule est parfois une bonne ruse. Nous fûmes présentés, un collègue américain et moi, de manière apparemment mondaine, à cet officiel polonais. Après un bavardage inoffensif pour s’apprivoiser, à sa demande, je sortis ma copie du dossier. Je fus interrompu : « Vos informateurs  » à quoi je répliquai : « Mes informations, Monsieur le Ministre  ». Il écouta attentivement, me dit en soupirant qu’il y avait tellement d’affaires de ce genre qu’il ne les connaissait pas toutes. Au moment de nous quitter, je lui tendis mon dossier, qu’il refusa ostensiblement. Mais quelques secondes plus tard, je fus abordé par un de ses assistants qui bafouilla de telle sorte que je lui tendis le dossier — qu’il ne refusa point. On m’avait expliqué la gestuelle auparavant et j’avais pu me faire une répétition intérieure.

C’est dans l’avion du retour à Paris que se joua pour moi le dénouement. D’une part, le programme de radio diffusé dans l’avion mentionna la libération de Czys, intervenue de manière délibérée après notre départ. De l’autre, je fus surpris, en m’asseyant sur mon siège de sentir un obstacle : une grosse enveloppe que j’enfournai dans mon sac, et que je n’ouvris qu’à Paris. C’était un grand « Merci pour tout » cosigné par plusieurs des grands noms de la résistance.

Il y eut aussi quelques bénéfices « collatéraux ». Mon ami Gawedzki, alors mon collègue à l’IHÉS  put faire venir en France sa femme et son fils bloqués à Varsovie. Quelques années plus tard, je découvris avec surprise qu’une de mes étudiantes à l’École Normale Supérieure avait bénéficié de notre négociation globale ; elle avait pu quitter Varsovie où elle était retenue à 12 ans, pour rejoindre ses parents, à l’époque physiciens au CERN de Genève.

Post-scriptum

Pour un historique des congrès de mathématiciens on peut lire sur notre site l’article L’« entente cordiale scientifique » ou la construction du premier congrès international de mathématiciens ;
sur l’IMU et le Congrès d’Hyderabad, les billets LMU-FIFA-CIO et A propos des congrès de mathématiques (NDLR).

ÉCRIT PAR

Pierre Cartier

Professeur - IHÉS

Commentaires

  1. Béotien anonyme
    novembre 2, 2010
    15h59

    Il y a rarement eu de conflits d’intérêt, sauf peut-être quand une médaille Fields fut décernée au fils du président de l’IMU.

    Ah bon ? Qui est le récipiendaire de cette médaille ?

    • Rémi Peyre
      novembre 2, 2010
      20h05

      Conflit d’intérêt

      Puisque manifestement l’intention de l’auteur était d’éviter de le citer nommément, je donnerai juste un indice : il fut le directeur de thèse d’un médaillé Fields récent.

      • Béotien anonyme
        novembre 4, 2010
        16h00

        Conflit d’intérêt

        Merci pour l’indice qui m’a permis de trouver la solution.
        Donc si je résume :

        Pierre-Louis Lions a été le directeur de thèse d’un médaillé Fields récent (Cédric Villani). Il est également le fils d’un ancien président de l’IMU (Jacques-Louis Lions). C’est donc bien lui le colonel Moutarde sous la véranda avec un chandelier !
        Reste maintenant à savoir quels ont été les « conflits d’intérêt » évoqués par Pierre Cartier….

  2. Michèle Audin
    novembre 5, 2010
    13h06

    Concierges

    Ah ! que c’est bon, un bon ragot !

  3. Damien Calaque
    novembre 14, 2010
    9h22

    Cher Béotien anonyme,

    d’après une célèbre mais non moins faillible encyclopédie en ligne, « un conflit d’intérêts apparaît quand un individu ou une organisation est impliqué dans de multiples intérêts, dont l’un d’eux pouvant corrompre sa motivation à agir sur les autres ».

    Il peut y avoir conflit d’intérêt (être à la fois le président de l’IMU et le père d’un « prétendant » à la médaille en chocolat) sans pour autant qu’il y ait corruption (utiliser effectivement sa fonction pour privilégier un membre de sa famille).

    Bannir le conflit d’intérêt, c’est un prévention à la fois contre la corruption et contre les ragots 🙂

    Amicalement,

    Damien

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