Professeur en classes préparatoires ATS pour lui, ancienne professeur en classes préparatoires (MPSI, PC, BL) reconvertie dans l’accompagnement individuel pour elle, nous avons écrit le livre intitulé « Parlez-vous maths » (sous-titre « Le langage mathématique dans tous ses états » ; illustrations Anne Fioc). Ce livre est sorti en novembre 2014, aux Éditions EDPSciences. Étienne Ghys et Fabrice Planchon nous ont fait l’honneur de le lire et Fabrice nous a sollicités pour écrire quelques billets dans cette rubrique. Nous avons accepté avec grand plaisir. Nous nous proposons dans ces billets de reprendre et de développer quelques unes des idées exposées dans notre livre.
Introduction
Nous sommes partis d’un constat commun : les difficultés, erreurs ou incompréhensions de nos étudiants étaient très souvent dues à un problème de langage et plus précisément de vocabulaire, sans parler de la problématique du « registre de langue ». Il y a assez peu de néologismes en mathématiques. Les mots utilisés pour désigner les notions mathématiques sont en général des mots du langage courant : continue, suite, nombre, limite, borne, croissant, partie, discret, composé, complexe, réel, rationnel, entier, etc. Or, ces mots sont d’abord connus des étudiants dans leur sens en français, et même si le professeur prend soin de leur donner un sens mathématique, dans la tête de l’élève, le sens premier ne s’efface pas.
De plus, dans le choix du vocabulaire en mathématiques, on part souvent du principe que les mots recouvrent, du moins en partie, l’idée principale de la notion désignée.
Il y a donc parfois un conflit. Les mots sont censés aider à la compréhension, mais en eux-mêmes ils sont un obstacle à une « bonne » compréhension.
Un premier exemple
Prenons par exemple la notion de « continuité ».
L’enseignement (voire la pratique) de cette notion ne fait pas l’impasse de l’image qui consiste à dire qu’une « fonction continue » est représentée par un « trait continu ». Or, on est en droit de se demander ce que recouvre cette image dans la tête des étudiants. En effet, est-il si clair qu’une ligne soit « continue » ?
Rappelons que le fait de représenter un point par une croix est « signifiant » (pertinent, si on préfère) dans la mesure où un point est l’intersection de deux droites. Outre que ceci n’est pas forcément explicité aux élèves, maintenant, avec les moyens informatiques, il est souvent possible de donner des « formes » variées à la représentation d’un point. Dans ces conditions si une ligne est composée de points et si ceux-ci sont assimilés à de « petites » surfaces, on peut penser que les étudiants auront une vision « atomistique » de la ligne. Quid alors de la « continuité » ?
Pour se convaincre que rien n’est évident, on peut se rappeler que pour Leonhard Euler, une fonction était « continue » si elle était définie par une seule expression :
« Linea scilicet curva continua ita est comparata, ut ejus natura per unam ipsius x functionem définitam exprimatur » (Introductio in analysin infinitorum Livre II page 6) (« Bien entendu une ligne courbe continue veut que sa nature est exprimée par une seule fonction de x donnée ») 3La traduction complète du paragraphe dans lequel cette phrase apparaît est : « De cette idée de lignes courbes découle aussitôt leur division en lignes continues, et discontinues ou mixtes. Bien entendu une ligne courbe continue veut que sa nature est exprimée par une seule fonction de x donnée. Or si une ligne courbe veut que ses différentes portions BM, MD, DM etc sont exprimées par différentes fonctions de x , de sorte que , après que la portion BM aura été définie à partir d’une seule fonction, alors la portion MD est décrite à partir d’une seconde fonction ; nous appelons les lignes courbes de ce type soit discontinues soit mixtes et irrégulières , parce qu’elles ne sont pas formées d’après une seule loi constante, et qu’elles sont composées de portions de différentes courbes continues. » (traduction de Viviane Carles, agrégée de lettres classiques).
Certes, le langage du XVIIIe siècle n’est pas celui du XXIe siècle, d’autant plus que c’est du latin écrit par un suisse germanophone. Mais connaissons-nous mieux le langage de nos étudiants ? On peut en douter.
Donc s’appuyer sur l’idée « naïve » de « trait continu » pour enseigner la continuité peut s’avérer contre-productif, être un « obstacle ». On pourrait même se poser la question : un trait deviendrait-il « continu » après avoir compris la continuité des fonctions et le théorème des valeurs intermédiaires 2Inversement, la pratique de la résolution graphique d’équations qui intervient dans le cursus des étudiants avant l’énoncé du théorème des valeurs intermédiaires, fait obstacle à la bonne compréhension de l’intérêt de celui-ci. qui va avec ?
Dans notre livre, nous avons recensé un certain nombre de mots, utilisés différemment en français et en mathématiques, et, de façon à la fois ludique et sérieuse, nous avons cherché à mettre en évidence les conflits possibles. Notre objectif est de réconcilier ceux qui « parlent maths » et ceux qui sont passés à côté, faute parfois d’avoir compris « de quoi parlent les maths », et ce que les mots nous disent des mathématiques.
Henri Poincaré et le mot « créateur »
Dans son livre « Science et méthode », Henri Poincaré (1854-1912) parle du côté « créateur » des mots dans la science. Étudiant l’histoire des mathématiques, il décrit les mathématiques en train de se faire comme une vaste activité maniant de nombreux faits avec des « millions de combinaisons différentes », qui, prises isolément, sont absolument dépourvues de valeur. Par contre quand une « combinaison prendra place dans une classe de combinaisons analogues (…), nous ne serons plus en présence d’un fait, mais d’une loi ». Et il enchaîne : « Souvent, pour affirmer cette parenté, il lui aura suffi d’inventer un mot nouveau, et ce mot aura été créateur ».
Il est remarquable dans ce texte de voir comment un grand mathématicien comme H. Poincaré dont le génie pourrait nous faire penser que les mathématiques s’imposent à lui avec clarté, analyse avec le côté « constructif » des notions mathématiques, qui loin de s’imposer dans leur généralité, se mettent en place progressivement par l’accumulation des « faits » disparates que la notion définie va réunir sous un même mot.
Il prend l’exemple de la « convergence uniforme », en disant qu’avant de la nommer il y avait un grand nombre de raisonnements « qui se ressemblaient tous (…). Un jour on a imaginé le mot d’uniformité de la convergence et ce mot seul les a rendus inutiles ».
Bien sûr, on pourrait reprocher à H. Poincaré de confondre la « notion » et le « mot ». Outre qu’on peut penser qu’il lui soit difficile de confondre quoi que ce soit (!), il est plus raisonnable de penser que précisément il voulait insister sur le côté « cristallisation de la pensée » que constitue l’usage d’un mot.
Invoquant le philosophe viennois Ernst Mach (1838-1916), il dit que « le rôle de la Science est de produire l’économie de pensée ». Prenant l’exemple simple (voire simpliste ?) de la table de multiplication, il s’aventure à chiffrer le nombre de secondes de pensée économisées en ne refaisant pas ce que un a pu faire une fois.
Pour parler de l’évolution des mathématiques H. Poincaré dit que « le sens du mot solution s’ élargit », et prend l’exemple des grecs pour lesquels « une bonne solution était celle qui n’emploie que la règle et le compas ». Plus loin il cite l’exemple des équations différentielles pour lesquelles il faut abandonner l’ambition de donner des solutions s’exprimant avec un nombre fini de fonctions usuelles.
Pour prendre un exemple « interdisciplinaire » on peut citer l’exemple des fonctions de Bessel qui ont été « créées » pour être solution de l’équation du même nom. Bien sûr ceci n’est pas sans difficulté. Pédagogiquement, les choses doivent être explicitées aux étudiants sous peine de ne pas emporter l’adhésion à notre discours. En effet, il nous est souvent arrivé lorsque nous avions à enseigner ces fonctions de Bessel à des élèves-ingénieurs, de constater que, s’ils ne contestaient pas la démarche mathématique, ils doutaient que l’on ait « réellement » résolu l’équation différentielle, trouvant que la forme des solutions ne rentrait pas dans leur sens du mot « solution ».
On n’oublie pas que des mathématiciens « créateurs » témoignent d’un fonctionnement par images, hors langage. En d’autres termes, leurs idées ne viennent pas d’un côté « créateur » du langage. Dont acte. Cependant cela n’invalide pas notre démarche qui se veut principalement pédagogique et souhaite faire comprendre des mathématiques déjà existantes.
Conclusion
Dans la compréhension que le profane peut avoir des notions mathématiques l’aspect métaphorique d’un mot est essentiel. Il permet à notre discipline d’être comprise du plus grand nombre et ainsi de ne pas être coupée de la réalité. Ceci est d’autant plus important actuellement qu’il nous faut bien admettre que les différentes réformes des programmes de l’enseignement des mathématiques ne sont pas très favorables à notre discipline.
Bien sûr « comparaison n’est pas raison », et bien souvent l’illusion d’avoir compris une notion parce que le mot utilisé pour la désigner est familier, rend difficile l’acceptation d’un apprentissage « en règle ». De plus, les « sur-significations » peuvent même déboucher sur des erreurs grossières.
Nous vous proposons dans les mois à venir de donner quelques exemples de ces mots qui sont à l’origine de certaines difficultés de nos étudiants, ou qui sont simplement amusantes par l’étonnement qu’elles suscitent.
On aura compris que dans le titre de ce billet le « ou » était un vrai « ou » mathématique ! A ce propos, pour finir, une plaisanterie, qui fait en général un flop chez les non-matheux …
Un chercheur en maths se présente à son laboratoire en annonçant la naissance de son enfant.
« Alors, c’est un garçon ou une fille ? » lui demandent ses collègues.
« Oui », répond-il.
Réponse qui satisfait tous ses collègues, qui retournent à leurs préoccupations quotidiennes.
À suivre
« Parlez-vous maths ? »
À suivre …
Voir ici pour des informations sur le livre.
Post-scriptum
Ce texte appartient au dossier thématique « Maths et langage ».
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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
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