J’ai remarqué, au cours de mes promenades mathématiques mais également lorsque je dois faire un trajet imposé par nécessité, que le choix du chemin n’est pas forcément celui du plus court chemin. La recherche du gain de temps ne guide pas systématiquement mes pas. Pourquoi ?
À la recherche d’une réponse…
L’acte de marcher est passionnant à étudier. Marcher, non seulement aide à la réflexion, mais participe également activement à cette réflexion. Par exemple, lorsque je sèche en mathématiques, je sens le besoin de quitter le problème sur lequel je suis en train de travailler et, à la place de tourner en rond, je déplace mon énergie ailleurs, en allant me promener. Je remplace les boucles intellectuelles par d’autres boucles que j’espère apaisantes et aidantes pour la création. Le problème mathématique, tel un compagnon de route, me suit alors dans cette aventure : dans un bois, dans une ville ou dans un autre décor qui m’est familier ou intime. Il sursaute dans ma tête, il s’éclipse, il revient. Dans un sens, il me procure du plaisir en me confrontant aux défis intellectuels dont nous, mathématiciens, sommes friands ; de l’autre, il joue avec mon esprit alors que celui-ci tente en vain de l’oublier en observant les paysages. Aussi, une promenade peut parfois m’offrir, via des chemins neurologiques dont je ne connais pas les tracés, une idée heureuse pour résoudre un problème mathématique qui me tourmente.
J’ai remarqué, au cours de ces promenades mathématiques mais également lorsque je dois faire un trajet imposé par nécessité, que le choix du chemin n’est pas forcément celui du plus court chemin. La recherche du gain de temps ne guide pas systématiquement mes pas. J’ai réfléchi aux points communs à toutes ces routes que j’emprunte et j’ai fini par me dire qu’il s’agit avant tout de critères de plaisir, de beauté, de curiosité. Paradoxalement, si je trouve sur un chemin une sensation de bonheur, la durée du parcours me semble paradoxalement négligeable par rapport à une autre qui serait éventuellement plus courte. Pour comprendre l’origine de mes choix, je me suis mis à observer les objets rencontrés sur ces chemins que je considère comme agréables. Il peut s’agir d’une statue, d’un immeuble, d’une place, d’un arbre, parfois d’un paysage de rêve mais parfois d’un petit détail. Pour aller alors du point A au point B, je préfère passer par les points D, E, … , X, Y, Z plutôt que d’y aller directement.
De ce fait, pour moi le chemin le plus court est un « chemin de plaisir » que j’ai décidé de baptiser « géodésique du plaisir ». Pourquoi ? Parce qu’en mathématiques, lorsqu’on considère une surface, le plus court chemin pour aller d’un point à un autre de cette surface est appelé géodésique. Si la surface en question est un plan, tout le monde sait que ce plus court chemin est un segment. Mais sur une sphère ? Dans ce cas, le chemin le plus court entre deux points est un arc d’un grand cercle de la sphère passant par ces deux points. Une telle investigation peut continuer sur d’autres surfaces comme des cylindres ou des cônes ; à chaque fois, la réponse tient compte de la nature de la surface. Il est toutefois intéressant de remarquer que le problème tourne autour de la notion de distance, en particulier de la minimisation de distance.
Quittant un point de vue, on peut en prendre un autre.
Par exemple, le mathématicien et physicien Johann Bernoulli (Bâle, 27 juillet 1667 – Bâle, 1 janvier 1748) s’est posé la question suivante : étant donnés deux points A et B de l’espace situés à des hauteurs différentes, mais pas sur une même verticale, A étant le point le plus haut, et étant donné un corps placé en A soumis à la force de gravité, quel chemin doit emprunter ce corps pour arriver le plus rapidement possible au point B ? Les recherches, initiées bien avant Bernoulli, furent couronnées de succès par la découverte d’une courbe dont il n’avait jamais été question auparavant : la cycloïde. La courbe de plus rapide descente du point A au point B n’est pas la ligne droite mais cette courbe appelée cycloïde.
Ainsi, ces « chemins les plus courts » laissent de la place à l’imagination, à la curiosité, à la recherche. En parallèle, s’interroger sur les choix qui nous amènent à emprunter plus ou moins consciemment tel ou tel chemin peut nous éclairer sur notre personnalité, nos idées.
Pour illustrer ceci, je souhaite terminer avec un dernier exemple issu du domaine artistique. Considérons le tableau « Cena in Emmaus » de Caravaggio. Si l’on regarde la main droite de saint Pierre, celle-ci se trouve derrière le Christ. Par conséquent, elle devrait être plus petite que celle du Christ, ce qui n’est pas le cas. Du point de vue du géomètre, il s’agit là d’une erreur grossière. Sommes-nous sûrs que Caravaggio n’ait pas voulu de façon délibérée « se tromper » ? Que pensait-il alors, quel message a-t-il voulu faire passer au public par ce choix ?
Je conclurai en écrivant que les géodésiques du plaisir s’offrent à Caravaggio comme à chacun de nous : il suffit de laisser flotter notre attention et d’écouter cette toute petite voix qui nous suggère où aller…
Post-scriptum
Je remercie chaleureusement Emmanuelle Ducrocq, Aziz El Kacimi, Dominique Hache, Virginie Leloup et François Recher pour la relecture de ce billet.
Je tiens également à signaler que ce billet a été écrit dans le cadre d’une collaboration entre son auteur et l’artiste Emmanuelle Ducrocq autour du projet « Lignes de désir », dont la restitution collective aura lieu le jeudi 24 mars 2016 à l’Espace Culture de l’Université de Lille Sciences et Technologies à Villeneuve d’Ascq.
Il est possible d’utiliser des commandes LaTeX pour rédiger des commentaires — mais nous ne recommandons pas d’en abuser ! Les formules mathématiques doivent être composées avec les balises .
Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
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