J’ai l’impression que le domaine de la logique et des fondements des mathématiques est un sujet susceptible de fasciner des personnes hors du petit monde mathématique professionnel, peut-être plus que le mathématicien lambda d’ailleurs (bien sûr le mathématicien lambda c’est moi). Il y a quelques années un ami d’un ami (je ne me souviens plus bien qui à vrai dire, en tous cas pas un matheux, ni de profession ni de formation) m’avait entretenu avec enthousiasme du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, dont je n’avais jamais eu vent jusqu’alors. Et tout récemment, un ami de fac de ma compagne (et donc, ex-étudiant en histoire de l’art), m’a offert une bande dessinée intitulée Logicomix. Bon, pour le Tractatus, on en parlera après. Commençons par les bonnes nouvelles.
Logicomix, c’est 300 pages de bandes dessinées qui brossent une biographie de Bertrand Russell, et c’est incroyablement bien ! Non seulement on voit défiler tout un tas de personnages qui ont croisé la route professionnelle de Russell (Whitehead, Frege, Cantor, Poincaré, Hilbert, Wittgenstein justement, Gödel, Neumann…), on apprend au passage un peu de leur œuvre et de leur influence les uns sur les autres ; mais surtout la narration est étonnamment inventive. D’une part la biographie est racontée par Russell lui-même, au cours d’une conférence aux Etats-Unis en septembre 1939, quelques jours après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne hitlérienne… D’autre part le récit est entrecoupé de parenthèses mettant en scène les auteurs et dessinateurs mêmes de l’ouvrage, qui travaillent à Athènes, aidés par Christos, « a theoretical computer scientist » 1Comment diable traduit-on ça ? en poste à Berkeley. Il y a aussi une troupe de théâtre amateur qui répète « Oreste » d’Eschyle… Bref, richesse des points de vue, des modes narratifs, des thèmes abordés, tout ça avec une légèreté et une maîtrise enthousiasmantes : si vous n’avez pas peur de l’anglais vous pouvez d’ores et déjà commander votre exemplaire (en prime vous aurez la coloriste française qui parle comme moi :« Senks for ze help ! »), sinon il vous faudra attendre encore un mois ou deux que la traduction sorte en France (chez Vuibert).
Bien, revenons au Tractatus, dont l’un des personnages de Logicomix (Christos, l’expert) dit qu’il est dans sa « top liste » des livres honteusement surfaits… Je ne sais pas vraiment si j’approuve, en tous cas ce livre m’avait laissé stupéfait, et en le rouvrant quelques années plus tard je ne me sens toujours guère capable de rentrer là-dedans. Quelques extraits, pour donner une idée à ceux qui étaient passé à côté du météorite 2 Je cite le livre de poche Gallimard collection « tel », traduction de Gilles-Gaston Granger (vous remarquerez que la numérotation n’a rien à envier à un volume de Bourbaki)
3.411 – Le lieu géométrique et le lieu logique s’accordent en ceci, que tous deux sont la possibilité d’une existence.
5.621 – Le monde et la vie ne font qu’un.
6.1261 – En logique, procédure et résultat sont équivalents. (D’où l’absence de surprises.)
6.21 – La proposition de la mathématique n’exprime aucune pensée.
Tant qu’à lire des aphorismes abscons, j’aime autant lire le Tao-tö king. Ou René Char, dont certaines lignes me paraissent directement destinées aux mathématiciens. Les topologues connaissent sans doute déjà le « Imite le moins possible les hommes dans leur énigmatique maladie de faire des nœuds » extraits de « Les Matinaux », mais je trouve mes passages favoris dans « Recherche de la base et du sommet » (comment douter avec un titre pareil qu’un mathématicien ne puisse y trouver son miel ?). Entre autres, des généralités sur les mathématiques :
Seule est émouvante l’orée de la connaissance. (Une intimité trop persistante avec l’astre, les commodités sont mortelles.)
sur les mathématiciens :
L’oiseau et l’arbre sont conjoints en nous. L’un va et vient, l’autre maugrée et pousse.
et des conseils très précis quant à la manière de faire de la recherche :
Décide seul de la tactique. Ne te confie qu’à ton sérieux.
Pleurer longtemps solitaire mène à quelque chose.
Depuis quelques temps je traverse une phase de curiosité pour la géométrie algébrique « pure et dure » à laquelle il faut bien avouer que je ne comprends goutte : peut être parce qu’après avoir suivi le lien vers la lettre de Grothendieck mentionnée dans la dernière revue de presse je me suis mis à (re)lire « Récoltes et semailles », ou peut-être parce que Jean-Pierre Serre m’a fait quelques commentaires bienveillants après m’avoir entendu exposer à Edimbourg le mois dernier… En tous cas j’avais prévu de vous faire part de mes premières impressions à la lecture de la correspondance Serre-Grothendieck que j’avais illico commandée, mais à cause de ce satané volcan mon exemplaire est sans doute bloqué dans un quelconque aéroport américain 3Bizarre d’ailleurs qu’il faille commander aux Etats-Unis pour acquérir un ouvrage édité par la Société Mathématique de France… (tout comme ma compagne et mes enfants, d’ailleurs…). Bon, ce sera peut-être pour une autre fois. A la place, une autre (re)lecture récente : Philippe Djian. Lorque j’ai lu mon premier Djian je devais avoir aux alentours d’une quinzaine d’années, et depuis il fait partie de ces auteurs auxquels je reviens avec régularité. Quel rapport avec les maths me direz-vous ? Eh bien, particulièrement dans ses premiers ouvrages, Djian a parfois des tirades sur le métier d’écrivain qui, quitte à changer deux ou trois mots clés, me paraissent convenir non moins parfaitement au métier de mathématicien. Par exemple, sur les horaires inhumains (il est 22h et je suis en train de rédiger mon billet pour images des maths !) :
Pour la plupart des voisins, pour les commerçants du coin, nous avions l’air de nous la couler douce, d’avoir la belle vie, alors que faire des mathématiques est un travail de forçat. Sans compter les heures de présence. Et il n’y avait ni samedi ni dimanche. Il ne faut jamais perdre de vue qu’un mathématicien couché sur une chaise longue est avant tout un type qui travaille. 4Maudits manèges, p. 128 de l’édition de poche J’ai lu
où sur l’agacement face au parisianisme :
Donc, quand les gars sont arrivés, aucun d’eux n’a fait le rapprochement entre moi et le mathématicien mystérieux dont les journaux parlaient. Je devais comprendre un peu plus tard qu’un mathématicien mystérieux n’est rien d’autre qu’un type qui n’habite pas la capitale et qui n’a pas envie d’y mettre les pieds. 5 Ibid. p. 159
ou encore, sur le calme qui précède l’Inspiration (En VO, l’avant dernière phrase mentionne Cent Ans de solitude, Le Choix de Sophie ou Le Monde selon Garp. J’ai essayé d’être à la hauteur dans mes choix d’équivalences…) :
Mine de rien, je travaillais à mon problème, j’attendais que des trucs me tombent du ciel. Toutes les cinq minutes, j’ouvrais un œil et regardais à droite et à gauche, je notais de nouvelles informations. La rue était tranquille. Sur le trottoir d’en face, à une cinquantaine de mètres, un type tenait un stand de gaufres et, par moments, l’air sentait bon. Quand le miracle arrivait, on voyait un gars se lever et aller vous écrire « Faisceaux algébriques cohérents », « Sur quelques points d’algèbre homologique » ou « Resolution of singularities of an algebraic variety over a field of characteristic zero ». Il fallait rester vigilant. 6Ibid. p. 291.
9h08
Voir les 6 commentaires