Le Tour du Monde en 80 équations

Écrit par Pierre Pansu
Publié le 13 novembre 2013
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Marseille, 22 octobre 2013. Les Journées Nationales de l’Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public viennent de se terminer. Elles se prolongent, pour 160 personnes environ, par un évènement festif autour des Mathématiques pour la Planète Terre. Cela se déroule dans un amphi de l’Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education de Marseille, sur la Canebière.

Dès que les artistes de la troupe l’Ile Logique, chargés de balancer de fines allusions à la nouvelle brochure Mathématiques, l’explosion continue entre deux anagrammes inattendues du nom d’Evariste Galois, lui laissent la parole, Ivar Ekeland déroule un récit saisissant de l’aventure commune qui lie mathématiques et planète Terre, la Terre prise au sens large des thématiques retenues par l’initiative planétaire Mathematics for Planet Earth 2013.

La Terre est ronde

C’est la première modélisation mathématique de l’histoire. Eratosthène se base sur cette modélisation pour calculer le rayon terrestre. Son raisonnement s’appuie sur un théorème de géométrie euclidienne (égalité des angles alternes-internes). La postérité de ce raisonnement, c’est le développement de la trigonométrie pour la détermination des latitudes et des longitudes, la mesure de distances sur la Terre par triangulation, la querelle de la figure de la Terre, qui conduiront Gauss à inventer la courbure.

La Terre est une planète comme les autres

qui flotte dans un univers infini. Son mouvement, que Descartes exprime dans des coordonnées, est gouverné par les équations de la dynamique, au moyen du calcul différentiel. La puissance du calcul frappe le monde de stupeur, lorsque Le Verrier prédit la présence d’une nouvelle planète dans une région précise du ciel : Neptune. Cela a marqué les esprits : croyance que les mathématiques permettent de prévoir tout ce qui se passe. Laplace émet l’idée que la connaissance détaillée de l’état de l’univers permettrait de calculer l’état futur. Cette idée est battue en brèche au XXe siècle. Poincaré découvre que pour faire une prédiction de l’état du système solaire, il faudrait des mesures d’une précision inaccessible, c’est le chaos déterministe.

La Terre est une masse fluide

Cela paraît saugrenu, mais c’est vrai à l’échelle des temps géologiques. Et ceux-ci sont immenses, comme l’a découvert le géologue James Hutton (1785). La mise en équation des fluides commence avec L. Euler. Au XIXème siècle, C. Navier prend en compte la viscosité des liquides. Quant aux gaz raréfiés, ils obéissent à l’équation de Boltzmann, et les plasmas à celle de Vlasov. Il s’agit d’équations aux dérivées partielles, dont la compréhension théorique constitue l’un des défis les plus importants pour les mathématiques du XXIème siècle. Pour la pratique, il faut calculer les solutions, mais ce calcul dépasse les capacités du cerveau humain. C’est l’invention des machines à calculer qui a permis des progrès, et toute une science du calcul s’est développée, c’est l’analyse numérique .

La Terre est un écosystème

Je vous recommande « Un monde dans un pied cube », le livre du photographe David Littschwager. Il photographie toutes les bêtes qui passent dans un espace d’un pied de côté en 24h. Des centaines d’animaux, interdépendants : l’un mange l’autre. La survie d’une espèce dépend de l’ensemble. Coopération ou conflit, entre proie et prédateur, entre prédateurs d’une même proie  ? Qui est porteur du dilemme, l’individu, l’espèce, le gène ? Pour Richard Dawkins, nous ne sommes que des porteurs de gènes, les gènes sont en compétition . Très tôt, on a opposé à Darwin le raisonnement suivant : si les caractères sont hérités, les générations successives devraient converger vers la moyenne. Cette objection a été levée grâce aux travaux de G. Mendel (1866) qui montrent que les caractères ne sont pas continus, ils ne prennent que les valeurs 0 ou 1, complétés par le calcul célèbre de Hardy et Weinberg. C’est le prototype de tous les modèles mathématiques en biologie.

La Terre est un monde social

Pour l’humanité, le dilemme du vivant prend une forme particulière : rationalité individuelle contre rationalité collective. Jouez avec moi au jeu du passager clandestin : N personnes doivent entreprendre une action collective (e.g. organiser les Journées Nationales de l’APMEP). Le succès est proportionnel au nombre n de participants. Les bénéfices éventuels seront partagés également entre les N membres du groupe. Exemple : N=1000. Chacun peut choisir d’investir ou non dans le projet collectif, à un coût égal à 1. S’il y a n investisseurs, le revenu est 10n, à partager entre tous, soit 10n/1000=n/100. L’optimum collectif, c’est que tout le monde investisse, chacun gagne 9. Raisonnement de l’individu : si je m’investis, cela augmente mon revenu d’1/100, mais me coûte 1, j’y perds 99/100. Donc personne ne fait rien. Cela explique pourquoi un petit groupe organisé peut être plus efficace qu’une masse inorganisée, ainsi que la nécessité d’une forme de contrainte (les impôts, par exemple).

La Terre est un vaisseau spatial

De l’extérieur, on voit de la lumière à bord (zones urbaines la nuit). Ses ressources sont limitées, les problèmes doivent être pris globalement, les régulations naturelles sont prises de vitesse. Cette prise de conscience remonte à Arrhénius (1896).

Le climat rassemble toutes les facettes de la Terre que nous avons rencontrées jusqu’à présent : variations de l’orbite terrestre, activité solaire, activité volcanique, activité biologique, processus internes, émissions de gaz à effet de serre, émissions d’aérosols. En outre, il est de plus en plus visible qu’il faut intégrer les décisions humaines. Le climat est un système complexe : il y a beaucoup de facteurs, tous importants. Son étude constitue un nouveau type de science, qui mobilise des milliers de personnes dans des disciplines diverses, une personne seule ne peut pas saisir l’ensemble. Les obstacles à la prévision sont nombreux : la complexité, le chaos déterministe (on s’en sort en faisant tourner le modèle un grand nombre de fois, en comparant les simulations de plusieurs modèles différents), l’incertitude sur les choix humains.

Quel conseil l’économiste doit-il donner au politique ? Se prémunir contre le risque. Or il est inégalement réparti : hémisphère nord contre hémisphère sud (conséquences plus graves dans l’hémisphère sud), environnement contre croissance, nous contre nos descendants, l’humanité contre le reste de la biosphère. Il y a des gagnants et des perdants, l’intérêt commun est difficile à définir, il n’y a pas d’objectif qui s’impose à tous. Compte tenu des constantes de temps, les décisions n’auront d’effet que dans 50 ans (du jamais vu). Tout le monde en bénéficiera également. Les plus responsables de la situation actuelle sont aussi les moins exposés. Les gouvernements ne sont pas faits pour répondre à ce genre de questions. La citoyenneté doit partir de la base : chacun d’entre nous est conduit à s’interroger sur ce qu’est l’humanité.

Les questions du nombreux public ont amené Ivar Ekeland à préciser le rôle du scientifique dans les débats concernant l’avenir du vaisseau Terre, mais l’échange passionnant a été sauvagement interrompu. Par malheur, l’Ile Logique avait capté le mot « chaos déterministe ». La compagnie s’en est emparée, et a infligé au public prisonnier une leçon burlesque sur l’oeuvre et les conjectures de Poincaré. On le leur pardonne, ils nous ont bien fait rire.

La conférence d’Ivar Ekeland a été filmée, elle devrait être bientôt visible sur le site du CIRM, http://www.youtube.com/cirmchannel.

ÉCRIT PAR

Pierre Pansu

Professeur - Université Paris-Saclay

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