Ibni Oumar Mahamat Saleh, quatorze ans de silence

Écrit par Charles Boubel
Publié le 3 février 2022

Ce 3 février est le quatorzième anniversaire de l’enlèvement par des soldats tchadiens et de la « disparition » d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, professeur de mathématiques à l’université de N’Djamena. Je fais le point comme chaque année sur l’état de cette affaire. Le dictateur Idriss Déby, qui l’a fait enlever, est mort le 20 avril dernier, mais son fils lui a succédé, suspendant la constitution : la même dictature se poursuit. En 2021, le journaliste Thomas Dietrich a réussi à interroger brièvement Mahamat Ismaël Chaibo, ancien chef des services secrets militaires tchadiens, mis en cause dans la mort d’Ibni par plusieurs témoignages. Il a été, à deux reprises, de passage en France et la justice française cherche à l’interroger.

Rappels sur cette disparition toujours pas élucidée

Ibni Oumar Mahamat Saleh était docteur en mathématiques de l’université d’Orléans, professeur de mathématiques à l’université de N’Djamena, et leader de l’opposition démocratique au dictateur tchadien Idriss Déby. Il avait aussi contribué à la création de liens entre l’Afrique et l’Europe, pour promouvoir la formation universitaire en mathématiques. Le 3 février 2008, alors même qu’une intervention militaire française sauve in extremis le régime d’une attaque rebelle parvenue à investir la capitale, des soldats tchadiens enlèvent Ibni Oumar Mahamat Saleh à son domicile et l’emmènent dans une prison secrète de la Présidence. Il ne sera plus revu vivant ; j’avais raconté les détails en 2009 et les suites d’une enquête internationale en 2011. Vous pouvez lire d’autres suites notables dans mes billets de 2013 et de 2014. En 2021 j’avais relayé les investigations du journaliste Thomas Dietrich et ses recueils de témoignages, qui avaient relancé l’enquête, jusqu’alors totalement bloquée.

Depuis la « disparition » d’Ibni Oumar Mahamat Saleh d’innombrables personnes, dont des mathématiciens et mathématiciennes du monde entier, ont demandé la vérité et la justice à son sujet.

Mahamat Ismaël Chaibo se dérobe deux fois à la justice française

Le principal fait nouveau depuis mon billet de février 2021 est bien sûr la mort le 20 avril du président tchadien Idriss Déby Itno. Officiellement il est mort au combat dans une riposte contre une attaque rebelle venant de Libye. Les circonstances exactes ne sont pas connues et différentes versions circulent, dont aucune n’est prouvée à ma connaissance. Son fils Mahamat Idriss Déby, au sein d’un groupe de quinze militaires (décrit par Jeune Afrique), le « Conseil militaire de transition », ont aussitôt suspendu la Constitution et son mécanisme d’intérim présidentiel, et pris le pouvoir. La même dictature se poursuit donc. Le président français lui a donné son soutien ouvert, se déplaçant en personne pour les obsèques d’Idriss Déby.

Mais Thomas Dietrich a également apporté du nouveau. Avec deux autres journalistes, Filippo Ortona et Téo Cazenaves, il a localisé en France Mahamat Ismaël Chaibo, l’ancien chef des services secrets tchadiens, recherché par la justice française qui veut l’entendre dans le dossier d’Ibni et dans celui, pour torture, qui a fait suite à la plainte déposée par l’opposant Ngarlejy Yorongar, arrêté en enfermé en même temps qu’ Ibni Oumar Mahamat Saleh. Mahamat Ismaël Chaibo est cité par plusieurs témoignages concernant la mort d’Ibni, voir mon billet de 2021. Il fait désormais partie du « Conseil militaire de transition », il est donc très haut placé dans le nouveau régime. Lors d’un premier passage en France, il s’était soustrait le 30 juin à une demande de la juge d’instruction, qui voulait l’entendre, en utilisant son immunité diplomatique 1L’article suggère que cette immunité ne s’appliquerait pas aux investigations pour délits graves comme la torture. Je ne crois pas que ce soit le cas, au vu des Conventions de Vienne ; le seul cas où l’immunité diplomatique est inopérante est le flagrant délit. Voir par ex. cette réponse du Gouvernement à la question d’un sénateur. et embarquant dans un avion pour le Tchad. Mais il a été de retour en France et T. Dietrich est allé l’interroger ; il affirme n’avoir aucun problème à déposer devant la justice si elle le lui demande. Vous pouvez voir cela ici (vidéo aussi incluse dans l’article donné en lien juste au-dessus).

Cette interview impromptue sur le pas de sa porte n’a pas plu à l’intéressé ; il a immédiatement porté plainte pour menaces de mort de la part de T. Dietrich, conduisant à l’arrestation de celui-ci et à son placement en garde à vue. Ce dernier, prouvant son innocence, a été relâché. Quant à Mahamat Ismaël Chaibo, il a quitté la France pour le Tchad le surlendemain de son interview et ne s’est pas présenté devant la juge d’instruction, qui l’avait appelé une seconde fois à venir témoigner.

Les nouveaux éléments apportés l’an dernier par T. Dietrich ont aussi amené le sénateur du Loiret Jean-Pierre Sueur à poser une question au ministre des Affaires Étrangères, le 11 février dernier. Ce dernier a apporté une réponse de pure forme.

Remarque. Vous pouvez aussi écouter ici Thomas Dietrich parler à bâtons rompus du Tchad, pays sur lequel il a travaillé et dont il a connu les prisons présidentielles —celles-là mêmes où Ibni Oumar Mahamat Saleh a été enfermé le 3 février 2008.

Le prix Ibni Oumar Mahamat Saleh

Je rappelle enfin, comme chaque année, qu’un prix Ibni Oumar Mahamat Saleh a été créé en 2009 par la SMF, la SMAI et la SFdS, pour faire vivre son héritage. Le prix est désormais attribué tous les deux ans à deux jeunes docteurs d’Afrique en mathématiques. Il est soutenu par l’Institut Denis Poisson, laboratoire de mathématiques et de physique théorique des universités d’Orléans et Tours et par le CIMPA. La page du prix donne toute l’information. Les dons pour le financer sont collectés par l’Association pour la Promotion Scientifique de l’Afrique (APSA) et cette page donne les informations pratiques. L’association vous enverra en retour un reçu fiscal.

ÉCRIT PAR

Charles Boubel

Maître de conférences - Université de Strasbourg

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