Dans un précédent billet, j’ai émis l’opinion que l’introduction des statistiques, conjuguée à la diminution des horaires, avait largement contribué à l’appauvrissement de l’enseignement des mathématiques au lycée. Deux collègues ont fait part de leur désaccord avec ce constat et je voudrais revenir sur la question. Disons tout de suite qu’il y a au moins une troisième force à l’œuvre, à savoir un souci (venant d’où ?) de faire disparaître tout ce qui pourrait poser problème, ce qui conduit à la suppression de notions qui demanderaient aux élèves de faire preuve d’initiative plutôt que de se comporter comme des machines. Par exemple, l’intégration par partie demande de choisir quelle fonction on va intégrer et quelle fonction on va dériver, et il est donc naturel qu’elle passe à la trappe (après l’arithmétique, la géométrie (le monde n’est pas constitué que de droites et de plans…), la combinatoire ou même l’analyse où l’on « se limite à une approche intuitive de la continuité et on admet que les fonctions usuelles sont continues par intervalle » 1La colonne « commentaires » du B.O est parfaitement déprimante…).
Je pense que personne n’aurait l’idée de nier que les statistiques jouent un rôle de plus en plus important dans des domaines de plus en plus variés. Lors des déjeuners de l’institut dont j’ai parlé il y a quelque temps, il n’était pas rare de voir les méthodes statistiques montrer le bout de leur nez dans les exposés. Je me souviens en particulier d’une astrophysicienne qui essayait d’évaluer la masse d’énormes filaments de matière noire à des distances donnant le vertige. Pour ce faire elle utilisait le fait qu’une telle masse déforme l’image des galaxies se trouvant derrière, et donc qu’une analyse statistique des rapports des petits et grands axes des ellipses permet d’estimer la masse ; de la magie noire ! Dans le même genre d’idée, en tant que joueur de go, j’ai été très impressionné par le triomphe de la bêtise artificielle sur l’intelligence artificielle.
Il semble donc raisonnable de commencer l’étude de la statistique 2Jusqu’au commentaire de Jean-Pierre Raoult, j’ignorais que l’opposition entre « la mathématique » et « les mathématiques » avait fait des émules. assez tôt. Le problème est que la statistique repose sur des mathématiques parfaitement non triviales, en particulier le théorème de la limite centrale (qui dit que tout fournit une gaussienne si on le répète suffisamment de fois ; 1000 fois semble suffire si on en croit le programme) dont le théorème de Moivre Laplace est une première approximation (l’énoncé—pas la démonstration—de ce théorème est au programme de terminale, ce qui me semble parfaitement surréaliste vu le niveau du reste du programme 3J’ai essayé de comprendre ce que « la proportion \(p\) est élément de l’intervalle \([f-1/\sqrt{n},f+1/\sqrt{n}]\) avec un taux de confiance de plus de 95%, où \(f\) désigne la fréquence observée sur un échantillon de taille \(n\) » signifiait exactement, et je dois admettre que je n’y suis pas arrivé: j’ai l’impression que l’on tombe sur le problème classique où un homme sonne à la porte d’un de ses collègues dont il sait qu’il a deux enfants; le collègue dit à l’un des ses enfants d’aller ouvrir la porte et une fille se présente; quelle est la probabilité que l’autre enfant soit une fille? La réponse est différente suivant que l’enfant a été désigné au hasard (auquel cas la réponse est \(1/2\)) ou non (auquel cas la réponse est censée être \(1/3\)), enfin il me semble…). Il n’y a pas que la démonstration du théorème de Moivre Laplace qui soit admise : comme les coefficients binomiaux n’ont plus rien à voir avec les coefficients du binôme, on est forcé d’admettre les formules sur l’espérance et la variance de la loi binomiale, ce qui est quand même fort stupide. De fil en aiguille, on s’aperçoit que la totalité des énoncés portant sur les statistiques et les probabilités sont admis, ce qui transforme le cours de mathématiques en un cours de mauvaise magie (à l’opposé de la magie des mathématiques que j’évoquais dans mon billet précédent dont le ressort était bien l’explication des phénomènes). Si on conjugue cela avec le flou entourant les définitions d’analyse, on arrive au résultat paradoxal que les bons élèves ne comprennent plus vraiment ce que l’on attend d’eux et que beaucoup doivent attendre d’arriver en classe préparatoire pour enfin avoir l’impression qu’on leur offre un discours compréhensible.
La plupart des « capacités attendues » sont parfaitement déprimantes. Il est possible que l’on puisse quand même faire des choses intéressantes grâce à « l’utilisation de la loi binomiale pour une prise de décision à partir d’une fréquence ». Je ne sais pas ce que cela donne dans les classes, mais les questions de ce genre sont souvent piégées 4Pour illustrer ceci, rien ne vaut un procès comme celui qui s’est tenu aux États-Unis, en 2008, concernant un meurtre avec violences sexuelles commis en 1972 sur la personne de Diana Sylvester ; le dossier avait été réouvert en 2003 grâce à l’arrivée de nouvelles technologies permettant d’analyser les traces d’ADN d’un échantillon du sperme de l’assassin conservé depuis 30 ans. Comme l’échantillon était en assez mauvais état, les informations qu’il contenait correspondaient à 1 personne sur 1,1 million. La police a ensuite cherché dans une base de données de 330 000 personnes impliquées dans des affaires du même genre, et a trouvé exactement 1 suspect potentiel du nom de John Puckett. L’accusation a expliqué aux jurés qu’il y avait une chance sur 1,1 million pour qu’une personne prise au hasard ait le même ADN que l’assassin sans être l’assassin et donc que Puckett était coupable ; la défense a essayé d’expliquer (apparemment, on ne lui a pas donné l’autorisation de le faire) qu’en testant 330 000 personnes, on avait pas loin d’une chance sur 3 de condamner un innocent… Je laisse aux lecteurs d’Images des Maths le soin de démêler le vrai du faux (dans la vraie vie, Puckett a été condamné).. Sans avoir recours à des exemples aussi extrêmes que celui du procès Puckett, il faut bien voir qu’une décision fondée sur des considérations statistiques se heurte à des obstacles de nature psychologique 5 Je connais quelqu’un qui a survécu à un grave accident de voiture parce qu’elle ne portait pas sa ceinture de sécurité — cela lui a permis d’être éjectée et donc pas écrasée — et vous n’arriverez pas à la convaincre qu’il vaut mieux boucler sa ceinture., et on peut arriver à devoir utiliser un argument d’autorité pour justifier la solution ce qui est le plus mauvais service que l’on peut rendre à l’enseignement des mathématiques.
Il me semble donc, vu le volume horaire dont on dispose, qu’il vaut mieux isoler quelques slogans du genre « si on répète suffisamment de fois le même évènement, alors la distribution que l’on obtient est une gaussienne » ou encore 6J’ai entendu ce slogan dans la bouche de Claudine Schwartz au colloque Maths à venir 2009 ; je l’avais trouvé particulièrement frappant car elle avait fait remarquer que les journalistes raisonnent systématiquement en termes de pourcentages.« une variation supérieure à la racine carrée de l’échantillon est statistiquement significative ; ce n’est pas une question de pourcentages : par exemple une augmentation du nombre des naissances de 10 000 (sur 800 000) est un évènement qui mérite qu’on s’y arrête », que l’on pourrait inclure dans un cours de sciences sociales ou d’économie 7Il me semblait que la création d’un tel cours était la raison de la disparition de l’histoire et de la géographie en terminale scientifique. où les statistiques seraient nettement plus à leur place. On pourrait s’inspirer de ces vidéos que je trouve assez fantastiques (la première souligne un certain nombre de problèmes intéressants concernant l’utilisation des statistiques (par exemple l’intérêt de découper en quartiles et de ne pas se contenter de la moyenne) ; la seconde est plus spectaculaire). Les mathématiques interviennent partout ; c’est bien leur problème car chacun aimerait transformer le cours de maths en le cours des maths qui lui servent (comme l’acquisition de notions mathématiques est toujours assez douloureuse pour une majorité d’élèves, il est nettement préférable que d’autres se chargent de les leur inculquer). Or ce qui sert est assez différent suivant que l’on est physicien, informaticien, économiste ou biologiste, et donc le cours de mathématiques devient l’enjeu de luttes de pouvoir 8L’examen des programmes actuels laisse entendre que le pouvoir n’est pas vraiment aux mains des physiciens. qui dépassent largement les mathématiciens 9Pas tous ; certains semblent penser que cela fera progresser la cause de la branche dans laquelle ils travaillent s’ils arrivent à l’imposer au lycée au détriment d’autres ; il n’est pas sûr que ce soit un excellent calcul. qui, eux, aimeraient bien pouvoir offrir un cours cohérent sur lequel n’importe qui pourrait s’appuyer.
10h48
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