Le 14 juillet 1831, alors qu’ils s’apprêtent à fêter la prise de la Bastille en assistant à la plantation d’un « arbre de la liberté », Galois et un de ses amis républicains sont interpellés par les forces de l’ordre aux abords du Pont-Neuf. Un rapport conservé dans les archives de la police témoigne ainsi de l’événement :
Duchâtelet Ernest, et un autre individu qui n’a pas voulu dire son nom, ont été arrêtés par la garde nationale et une patrouille de la garde municipale ; ils étaient porteurs de carabines chargées et amorcées, et l’un d’un poignard et d’un moule à balles. Ils ont été conduits à la préfecture de police 18Archives nationales, F7 4175, Police municipale de Paris, Rapport général du 14 au 15 juillet 1831..
La presse de l’époque, en relatant une partie des procès qui suivit cette arrestation, précise que les deux hommes étaient habillés en artilleurs de la garde nationale, que leur arsenal comptait en outre des pistolets chargés, que l’une des carabines était en réalité un « fusil coupé en forme de carabine » et que c’est Galois qui détenait le poignard, « caché sous ses vêtements » 2Gazette des tribunaux, 4 décembre 1831, p. 115..
Galois était déjà connu des services de police. Le 9 mai précédent, lors d’un banquet républicain, il avait porté un toast régicide en exhibant un poignard justement, ce qui lui avait valu une première arrestation et un premier procès, dont il était sorti acquitté. Si entre-temps Galois n’a pas changé de poignard, celui qu’il porte le 14 juillet a été acheté 14 francs chez la coutelière Henry 3Journal des débats, 16 juin 1831, pp. 3-4..
L’un des gardes municipaux devait s’appeler Brutus Marcelle, ce qui est un sacré nom pour un garde, quand on y pense. Son témoignage et celui de quelques collègues viendront en tout cas adoucir l’image de violence donnée jusque-là par les deux jeunes gens :
M. Réaume, capitaine de grenadiers au 4e bataillon de la 11e légion, dépose que les prévenus, arrêtés vers midi un quart aux environs du Pont-Neuf, furent amenés au poste qu’il commandait, à la place Dauphine. Ils ne firent aucune résistance, et ce ne fut même qu’en route que l’on songea à les désarmer de leurs carabines.
MM. Carlier, caporal de la garde municipale, Brutus-Désiré-Égalité Marcelle et Tell Colembain, gardes municipaux, déposent dans le même sens 19Gazette des tribunaux, ibid.
Ce 14 juillet 1831 est le premier 14 Juillet depuis les journées du 27, 28 et 29 juillet 1830, les « Trois glorieuses » qui marquèrent la « Révolution de Juillet ». Sous la pression populaire, la France avait alors troqué un Charles X contre un Louis-Philippe, autant dire une monarchie constitutionnelle contre une autre. Mais d’aucuns appelaient de leurs vœux une république… Ce 14 Juillet, date ô combien symbolique, est pour eux l’occasion de faire entendre leur voix. Des groupes se sont formés un peu partout dans Paris. Galois et Duchâtelet sont beaucoup moins isolés que les extraits précédents ne le laissent penser :
Vers midi, une troupe de jeunes gens, débouchant par la rue de Thionville, prit aussi la direction de la place du Châtelet. Un homme revêtu, à tort, on n’en doute pas, de l’uniforme de la garde nationale, et deux autres, habillés en artilleurs, paraissaient les diriger, mais ces meneurs ont été arrêtés sur le Pont-Neuf, et les étudiants ont été dispersés. Leur découragement était visible. L’un de ces artilleurs était le sieur Galois 20Gazette des tribunaux, 16 juillet 1831, p. 876 (qui précise que l’information est tirée du Moniteur) ; Journal des débats, 16 juillet 1831, p. 3 ; L’Ami de la religion (16 juillet 1831, p. 523 et 19 juillet 1831, p. 540) donne une version plus partisane des événements..
Consciente des risques que présentait la journée, la préfecture de police avait procédé à un certain nombre d’arrestations préventives. Galois lui-même avait fait l’objet d’une première tentative d’interpellation :
M. Benoît, commissaire de police du quartier Saint-Victor, dépose que dans la matinée du 14 juillet il s’était présenté chez le jeune Galois avec un mandat d’amener décerné contre lui ; mais qu’attendu son absence le mandat n’avait pu être exécuté 21Gazette des tribunaux, 4 décembre 1831, p. 115.
Les journaux rapportent que la police a conduit en tout 125 personnes au dépôt de la préfecture de Paris 7Journal des débats, 17 juillet 1831, p. 3 ; L’Ami de la religion, 19 juillet 1831, p. 540.. La stratégie est efficace mais l’endroit déborde. Duchâtelet, sinon Galois lui-même, est d’abord détenu dans une annexe qui « sert ordinairement aux visites des médecins ». Pour des raisons qui lui appartiennent, le jeune militant croit bon de prendre possession des murs en y inscrivant divers symboles d’une république vigoureuse, dont une esquisse de guillotine assortie de la légende : « Philippe portera sa tête / Sur ton autel, ô Liberté 8azette des tribunaux, 27 août 1831, p. 1014. ! »
En guise de Liberté, Galois et son ami vont moisir trois mois en prison avant d’être jugés pour les motifs qui ont donné lieu à leur arrestation. Interprétée par la justice comme une « menace d’attentat contre la personne du Roi », la profession de foi de Duchâtelet lui vaudra un procès préliminaire, dont il sera acquitté tant en première instance qu’en appel. L’accusé a su apparemment faire bonne impression :
M. Ernest Duchâtelet, amené sur le banc destiné aux prévenus par deux gendarmes, est un jeune homme de dix-neuf ans, d’une figure agréable, aux manières polies et à la voix douce et un peu féminine. Il déclare être étudiant en droit, et avoue qu’il a, dans un moment d’irritation, tracé sur le mur de sa prison, les vers suivants […] 22Gazette des tribunaux, 24 septembre 1831, p. 2106..
Une petite enquête d’état-civil montre que ce jeune homme de dix-neuf ans est né le 19 mai 1812 et se nomme plus précisément Ernest-Joachim Armynot du Châtelet 10Archives de Paris, État civil reconstitué, actes de naissance, 19 mai 1812.. Le dessinateur de guillotines est issu d’une famille bien connue du Dictionnaire de la noblesse 11Saint-Allais (), Nobiliaire universel de France, vol. 8, Paris, 1816, pp. 383-384.. Il a perdu sa mère très jeune, en 1820, et son père en 1829, l’année où Galois perdait le sien 12Archives nationales, minutier central, LXV, 665, 5 décembre 1820 et XCIV, 644, 4 mai 1829 (inventaires après décès)..
Pour ne pas trop déborder du 14 juillet qui fait l’objet de ce billet, je passe rapidement sur le procès des deux militants (six moins de prison pour Galois, trois pour Duchâtelet), sur leur séjour à Sainte-Pélagie et à La Force, ainsi que sur leur témoignage au procès de leurs amis républicains.
Duchâtelet est libéré le 1er mars 1832 ; Galois transféré en maison de santé quelques jours plus tard, le 16 mars 13Archives de Paris, D2Y13/18 (registres d’écrous de Sainte-Pélagie, 21 août 1831 – 17 avril 1832), n° 15439 et n° 15438..
L’ancien étudiant en droit va s’inscrire à l’École des Chartes 14C’est ce qu’indique le titre de sa Chronologie ou date des événemens les plus remarquables par E. Duchâtelet, élève de l’École des Chartes, Paris, 1832 (lien), sans doute composée en prison. Une lettre du 28 janvier 1833 montre que le dénommé « Arminot Duchâtelet » est arrivé 8e au « concours entre les élèves de première année pour les six places de pensionnaires pour les années 1833 et 1834 » (Archives nationales, F17 4046-4048, 28 janvier 1833). ; la future icône des mathématiques rencontrera la balle que l’on sait.
Un biographe de Galois voulait que Duchâtelet fût l’adversaire de Galois lors du duel fatal, hypothèse qui ne tient pas du tout 15Dalmas (André), Évariste Galois, Révolutionnaire et géomètre, 2e éd., Le nouveau commerce, 1982, pp. 71-72 (1ere éd. 1956). Cet auteur croyait deviner Duchâtelet derrière les initiales « L. D. » par lesquelles un journaliste désigne l’adversaire de Galois. Mais nous savons depuis que Duchâtelet se prénommait Ernest….
Duchâtelet abandonnera la lutte politique pour une double carrière de journaliste érudit et de figure de la bohème. Il trouvera un inséparable compagnon en la personne de Louis-Achille Boblet, un passionné (entre autres) de numismatique, et tout spécialement, paraît-il, des pièces repêchées dans la Seine. Duchâtelet se prendra aussi d’une vive amitié pour l’absinthe. Je sais tout cela grâce à une savante anthologie de Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor 16 Wagneur (Jean-Didier), Cestor (Françoise), Les Bohèmes, 1840-1870 : Écrivains – Journalistes – Artistes, Champ Vallon, 2012. Les auteurs reprennent en l’annotant une « Physionomie de la Bohème » en partie consacrée à Duchâtelet parue dans Le XIXe siècle et signalent dans le même mouvement une intéressante notice nécrologique parue dans Le Siècle. Ils sont à ma connaissance les premiers à avoir complètement identifié Duchâtelet. Je remercie d’ailleurs Jean-Didier Wagneur pour les compléments qu’il m’a apportés et pour m’avoir signalé à cette occasion que deux petites coquilles avaient su se jouer du processus éditorial de leur livre : Duchâtelet est mort le 16 avril 1858 et non le 18 ; il fut arrêté une seconde fois avec d’autres journalistes de La Tribune le 12 avril 1834 et non le 12 avril 1830 (Procès des accusés d’avril devant la cour des Pairs, Paris, Pagnerre, 1834, p. 45)..
Mais pour en revenir au 14 Juillet, ou plutôt à son lendemain, laissons au préfet de police le soin de tirer le bilan de son action contre les républicains :
Pendant tout le cours de la journée, la capitale a présenté sur tous les points l’aspect le plus paisible. À la crainte causée depuis plusieurs jours par les projets connus des agitateurs, a succédé la satisfaction de les voir déjoués. […] Il faut espérer que l’insuccès de si nombreuses tentatives les fera renoncer définitivement à leurs plans subversifs en les convaincant enfin qu’ils sont irréalisables 23Archives nationales, F7 3885, Bulletin de Paris, 15 juillet 1831..
7h00
Sait-on si Ernest du Châtelet était apparenté à la mathématicienne Émilie du Châtelet ?
18h15
Pas directement, en tout cas. La mathématicienne, née Le Tonnelier de Breteuil, ne devient du Châtelet qu’à la suite de son mariage avec le marquis du Châtelet, et Ernest Armynot du Châtelet est indépendant de leur descendance. Il est possible, bien sûr, que le mari de la marquise et Ernest aient un ancêtre commun, plus ou moins lointain, mais ceci est une autre histoire…
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