Euler et les jets d’eau de Sans-Souci

Écrit par Pierre Pansu
Publié le 15 mars 2013
Version espagnole

Pour la seconde conférence du cycle « Un texte, un mathématicien », le 13 février 2013, Yann Brenier a choisi le texte en français, daté de 1757, où Léonard Euler établit les équations qui gouvernent les mouvements des fluides incompressibles.

A Euler (1707-1783), on attribue la formule \(e^{i\pi}+1=0\), la fonction zeta et son expression comme produit faisant intervenir les nombres premiers, le problème des ponts de Königsberg, l’identité \(S-A+F=2\) pour les polyèdres,… Rien de ce qui est mathématique ne lui était étranger. Ce qui a faire dire à Condorcet :
« Cette méthode d’embrasser ainsi toutes les branches des mathématiques, d’avoir, pour ainsi dire, toujours présentes à l’esprit toutes les questions et toutes les théories, était pour M. Euler une source de découverte fermée pour presque tous les autres, ouverte pour lui seul. »

Né à Bâle, Euler est parti pour St Petersbourg en 1727. En 1741, le roi Frédéric II de Prusse l’invite à rejoindre son académie. Euler se fixe à Berlin pour 25 ans. Il avait déjà acquis une solide réputation d’ingénieur hydraulique lorsque Frédéric II lui demande, en 1749, une expertise sur le dispositif d’approvisionnement des futurs jets d’eau de son château de Sans-Souci. L’avis d’Euler, rendu le 17 octobre 1749, est négatif : « Car sur le pied qu’elles se trouvent actuellement, il est bien certain, qu’on élèverait jamais une goutte d’eau jusqu’au réservoir, et toute la force ne seroit employée qu’à la destruction de la machine et des tuyaux. » Cela n’empêchera pas Frédéric II d’écrire à Voltaire, le 25 janvier 1778 : « Les Anglais ont construit des vaisseaux sur la coupe la plus avantageuse que Newton avait indiquée, et leurs amiraux m’ont assuré que ces vaisseaux étaient beaucoup moins bons voiliers que ceux qui sont fabriqués selon les règles de l’expérience. Je voulus faire un jet d’eau dans mon jardin ; Euler calcula l’effort des roues pour faire monter l’eau dans un bassin, d’où elle devait retomber par des canaux, afin de jaillir à Sans-Souci. Mon moulin a été exécuté géométriquement, et il n’a pu élever une goutte d’eau, à cinquante pas du bassin. Vanités des vanités, vanité de la géométrie ! » Quelle mauvaise foi !

Est-ce que les soucis du roi de Prusse ont alimenté la réflexion d’Euler sur l’hydrodynamique ? C’est quelques années plus tard qu’Euler dérive le système d’équations aux dérivées partielles qui gouverne les mouvements des fluides incompressibles, comme l’eau par exemple. Il le formule d’une façon qui nous semble étonnamment familière. Il n’y a rien d’étonnant à cela. La plupart des notations que nous utilisons en analyse, c’est Euler qui les a inaugurées ou popularisées. 250 ans plus tard, ces équations restent d’actualité (elles sont pertinentes en particulier pour l’étude des courants océaniques, voir à ce sujet le fascinant film réalisé par la NASA, ). Elles sont encore très mystérieuses. C’est une farce qu’Euler nous a jouée.

En 1966, Vladimir Arnold a donné une interprétation géométrique des équations d’Euler. Pour la comprendre, il faut essayer d’imaginer un objet immense, l’ensemble des transformations de l’espace qui préservent les volumes. Pourquoi ? Le mouvement d’un fluide entre deux instants se traduit par une transformation spatiale (la molécule qui se trouvait ici au départ se trouve là à l’arrivée). L’incompressibilité du fluide entraîne que cette transformation envoie toute région sur une région de même volume. Il y a énormément de telles transformations (un ensemble de dimension infinie). Néanmoins, il faut penser maintenant à chaque transformation comme à un point de l’espace. La condition de préserver les volumes est une équation, comme le fait de rester à distance 1 de l’origine. L’ensemble des transformations préservant le volume est l’analogue d’une sphère. Un mouvement fluide est l’analogue d’une courbe tracée sur cette sphère. Arnold affirme que les solutions des équations d’Euler correspondent aux géodésiques, i.e. aux courbes qui réalisent le plus court chemin entre leurs extrémités. Sur la sphère, les géodésiques sont les arcs de grands cercles, ce sont les trajectoires effectivement suivies par les vols aériens long-courriers.

Brenier n’a pu s’empêcher d’aborder son approche personnelle des équations d’Euler. Il s’empare de l’interprétation d’Arnold, et en étudie une approximation de granularité finie, une sorte de pixellisation, à l’instar des images de la NASA. Pour illustrer le propos, il passe de deux dimensions (surface de l’océan) à une seule. Le fluide est remplacé par une série de boîtes disposées en ligne. Un mouvement fluide devient une suite de permutations des boîtes. Un coût est associé à chaque permutation (somme des carrés des distances dont chaque cube est déplacé). Etant donnée une permutation, il s’agit de trouver le chemin (suite de permutations) le plus économique, dont la résultante est la permutation donnée. Ce problème peut être résolu par un algorithme rapide (en 1 dimension d’espace). En effet, la tâche se décompose en une suite de problèmes plus simples, dits d’affectation. On rencontre ce problème en économie : une entreprise a \(N\) agents et \(N\) tâches. Faire faire la tâche \(i\) à l’agent \(j\) a un coût \(C(i,j)\). Il s’agit de trouver la meilleure affectation, i.e. la permutation qui minimise le coût total. Leonid Kantorovitch (1912-1966), unique prix Nobel d’économie de l’URSS, a fait le lien entre affectation et programmation linéaire, ce qui a eu un impact considérable sur l’économie mathématique. Lorsque \(C(i,j)=|j-i|^2\) est le carré de la distance le long d’une droite, un algorithme de tri permet une résolution si rapide du problème d’affectation qu’on peut s’en servir pour simuler de façon convaincante les équations d’Euler unidimensionnelles.

La version continue du problème d’affectation a été traitée par Gaspard Monge, dans un mémoire sur les déblais et les remblais, en 1780 (postérieur à Euler). Ce sujet s’appelle aujourd’hui le transport optimal, sur lequel Cédric Villani a écrit 2 gros livres. Plus simple que la théorie des fluides, celle du transport optimal a déjà pas mal d’applications aux mathématiques. Cela ouvre peut-être la voie à de futures applications des équations d’Euler en mathématiques, au-delà du domaine, déjà très riche, des fluides.

Dans cette belle conférence, Brenier, sans doute un peu sourd, a donné raison à Goethe : « Les mathématiciens sont comme les Français : quoi que vous leur disiez, ils le traduisent dans leur propre langue et le transforment en quelque chose de totalement différent. » Dans l’hydrodynamique d’Euler, il a cru entendre les mots géodésique, affectation, remblai, transport…

ÉCRIT PAR

Pierre Pansu

Professeur - Université Paris-Saclay

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