Comment j’ai détesté les maths !

Écrit par Étienne Ghys
Publié le 8 janvier 2014

J’ai enfin été voir le film documentaire « Comment j’ai détesté les maths » d’Olivier Peyon.
Il faut dire qu’il était temps : il ne passe plus que dans une seule salle à Lyon, le dimanche à 11:15.

Au moment de rédiger un billet dans IdM pour décrire mes impressions sur ce film, je prends conscience de la difficulté du métier de critique de cinéma. Comment faire pour parler d’un film qui ne vous est pas destiné ? Je connais personnellement une bonne moitié des mathématiciens qu’on voit à l’écran et je me suis même reconnu dans le film, pendant quelques secondes ! Je suis immergé dans ce monde des maths depuis longtemps et il m’est presque impossible d’imaginer comment ce film peut être perçu par des spectateurs extérieurs. Non, bien sûr, ce film ne m’est pas destiné, et il faut que j’en tienne compte.

Dans la rangée devant moi, une femme était venue avec deux enfants, ayant peut-être une dizaine d’années. Avant le début du film, je l’entends dire « On va voir si vous détestez ou si vous aimez les maths ! ». La réponse est venue très vite. C’était une erreur de penser que ce film est fait pour de jeunes enfants. Les gamins ont commencé à gigoter sur leurs sièges et les trois ont quitté la salle après trente minutes.

Voilà donc un film qui n’est ni destiné aux mathématiciens professionnels ni aux jeunes enfants. J’aurais aimé qu’il soit accessible aux adolescents mais je ne pense pas que ce soit le cas. Les premières scènes montrent en effet quelques adolescents qui détestent les maths et qui l’expriment clairement, mais ensuite on ne leur donne plus la parole et on n’essaye pas de comprendre pourquoi, de leur point de vue, ils détestent les maths.

Le film s’adresse donc probablement à des adultes, dont beaucoup ont de très mauvais souvenirs des maths scolaires. J’y ai vu trois grands thèmes qui s’entrecroisent : comment on enseigne les maths à l’école, comment fonctionne la recherche en mathématiques, et quel est le rôle joué par les maths dans la crise financière ? Ces maths financières occupent la fin du film et forment en quelque sorte une partie indépendante du reste. Autant le dire tout de suite : je n’ai pas aimé du tout cette partie ! Les thèmes « recherche » et « enseignement » alternent pendant le film même si j’aurais aimé qu’ils s’interpénètrent beaucoup plus. J’ai eu un peu de mal à trouver un fil directeur dans le scénario. Une suite de petites séquences, dont beaucoup sont très intéressantes, un peu en vrac. Après tout, pourquoi pas ? Un film pointilliste. Les images sont magnifiques et le montage est superbe.

Mais il ne faut pas bouder son plaisir : si je ne me trompe pas, c’est la première fois que j’assiste à un film entièrement dédié aux maths dans une salle de cinéma commerciale, tout public. Il faut vraiment féliciter Olivier Peyon et les différents mathématiciens-acteurs qui ont tenté cette expérience risquée et qui l’ont réussie.

Alors, quelques remarques en vrac.

J’ai beaucoup aimé les scènes où on voit François Sauvageot 1 Membre du comité de rédaction IdM ! avec ses élèves. Le bonheur d’enseigner y apparaît plein écran, et ça fait du bien : beaucoup d’autres acteurs-matheux paraissent si sérieux dans le film ! J’avais entendu dire que ces scènes ne peuvent qu’être factices parce qu’on n’enseigne pas ça en classes préparatoires et qu’on voit mal comment il pourrait rencontrer ses élèves sur une plage… Mais je peux témoigner ! François organise chaque année un weekend mathématique au bord de la mer, à Brignogan. Le lieu est magnifique (comme c’est montré dans le film) et l’ambiance est magique ! J’y ai participé en 2010 et nous avions discuté, entre autres, des méthodes graphiques de résolution des équations du troisième degré à l’aide d’abaques. L’idée est venue de réaliser l’abaque sur la plage, les étudiants s’allongeant dans le sable pour matérialiser les droites ! Voici une photo de la partie de rigolade qui en a résulté. On était bien loin du cours de maths sups traditionnel. Oui, que du bonheur…

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Une chose m’a frappé dans la description de la recherche en maths. Tous les mathématiciens parlent de la beauté mathématique et aucun n’arrive à la décrire. Presque tous semblent d’ailleurs considérer que la capacité de ressentir cette sorte de beauté pourrait être le « visa d’entrée du pays des maths ». Une scène montre le géomètre Robert Bryant face à une statue intitulée « Eightfold Way » qui est inspirée d’un objet mathématique célèbre (parmi les mathématiciens) : la quartique de Klein. Bryant essaye d’expliquer pourquoi cet objet est beau. Non pas la statue qu’il a face à lui, mais la quartique abstraite, dont il dit lui-même qu’elle ne peut pas s’apprécier dans l’espace de dimension 3. Il comprend alors qu’il n’a aucun espoir de partager son émotion esthétique avec le spectateur. Pour l’admirer, cette quartique, il faut comprendre les maths correspondantes, et bien sûr Bryant fait partie de ceux qui les comprennent… Dans un moment de silence, assez émouvant, on voit que Bryant ne ment pas, qu’il ressent presque physiquement cette émotion. Pauvre spectateur qui ne comprend pas les quartiques : je ne sais pas comment il peut réagir face à cette émotion qui lui est inaccessible. Il se sent probablement exclu.

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Je dois dire en effet que presque tous les mathématiciens semblent partager ce « je ne sais quoi qui fait la beauté des maths ». Il y a deux ans, j’ai assisté à un exposé dans lequel la conférencière mettait tout cela en brèche : elle affirmait que cette beauté n’est qu’une invention d’un groupe social, la « communauté mathématique », qui cherche à se créer une unité en se fabriquant des signes identitaires, inaccessibles aux autres. Je n’y avais jamais pensé de cette façon et j’en étais encore, naïvement, à imaginer que certains théorèmes sont tout simplement « beaux » et que ça ne se discute pas ! La communauté mathématique ? Il est vrai que le film nous la décrit de manière idyllique : on y boit du café, on mange des petits gateaux, on se réunit dans de jolis instituts dans lesquels on peut travailler dans le calme avec de charmants collègues. Ouep, c’est vrai… mais c’est peut-être un peu plus complexe que ça, non ?

Au fait, les maths dans le film ? On n’en parle malheureusement presque pas. Le spectateur aimerait bien savoir ce que font ces gens dans cet institut allemand, à la montagne 2En passant, lors d’une promenade, Cédric Villani affirme que les trois M vont ensemble : Mathématiques, Musique, et Montagne… Bigre, je me suis senti exclu 🙁. Il y a une exception notable. J’aime beaucoup la prestation de Eitan Grinspun. Il montre sur son ordinateur quelques simulations géométriques, comme celles-ci :

Il explique très clairement ses motivations, qui ne sont ni pures ni appliquées. Parmi les possibilités d’applications, il parle de la difficulté pour les câbliers de déposer des cables au fond des océans. Il semble heureux dans son travail et je crois que le spectateur le ressent.

Quelques mots sur la dernière partie consacrée aux mathématiques financières. A vrai dire, on aurait pu se passer de cette partie, qui n’a à peu près aucun lien avec ce qui précède. Bien sûr, ce sujet mériterait qu’on en discute, mais peut-être pas dans ce cadre. J’ai détesté la suffisance de Jim Simons, ancien mathématicien, devenu multi-milliardaire (nommé en 2006 par le Financial Times le « milliardaire le plus intelligent du monde »). Gagner des fortunes en jouant avec de l’argent virtuel, ça pourrait bien être ça qui me dégouterait des maths. On est bien loin de la beauté… Il fallait bien un bad guy dans le film ! Heureusement George Papanicolaou, professeur de maths financières à Stanford, apporte un autre point de vue. Non seulement il ajoute des finesses dans la discussion et ne nie pas les responsabilités de certains mathématiciens mais je l’ai même entendu prononcer le mot « morale » et parler, avec de l’émotion dans la voix, de la crise en Grèce…

Film intéressant, sans aucun doute. En fait, j’ai mis du temps à comprendre que le titre du film est « comment j’ai détesté les maths » et pas « pourquoi je devrais aimer les maths ». Le but d’Olivier Peyon n’était pas de montrer que c’est merveilleux de faire des maths… On n’y donne pas vraiment de bonnes raisons aux jeunes d’étudier les maths. Accéder à ce monde un peu clos et presqu’exclusivement masculin de la recherche ? Ecrire des algorithmes financiers ?

Donner de bonnes raisons de faire des maths aux jeunes, ce n’est pas le boulot d’un cinéaste, c’est celui… des mathématiciens !

Beaucoup de choses dans ce film, illustrant bien la complexité de la question ! Son principal atout est de faire parler de maths, de les incarner et de tenter de faire partager ou plutôt entrevoir des passions. J’espère qu’il pourra susciter la discussion. En tous les cas, j’étais bien content de le voir…

ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS émérite, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences - École normale supérieure de Lyon

Commentaires

  1. Karen Brandin
    janvier 8, 2014
    9h48

    Merci beaucoup pour cette critique au sens noble ; nous sommes quelques-uns à être intervenus autour de ce documentaire dans une rubrique ou une autre donc je me permets de mettre cette fois à leur place les remarques que ce film a pu tour à tour nous inspirer … Pour ma part, j’ai eu le même ressenti que vous mais comme vous, je suis heureuse de cette initiative.
    J’ai d’ailleurs gagné à la sueur sinon de mon front mais de ma souris le sac « Comment j’ai détesté les maths » que tout le monde doit m’en envier 😉 et j’ai pu offrir à une struture de soutien scolaire l’affiche qui a un très joli rendu.

    Extrait d’Images des mathématiques :

    le 2 décembre à 18:24, par Gilbert Cram

    Bonjour, bravo cette revue de presse mensuelle, un sacré boulot ! Cependant, j’avoue être un peu heurté par le concert de louanges pour le film Comment j’ai détesté les maths. Il me semble en effet que ce film rate son objectif et dit pas mal de bêtises sur les maths. Les maths méritent vraiment mieux que cela. J’ai écrit un petit truc sur ce que j’en ai pensé ici : http://dans-le-pli.blogspot.fr/2013/11/comment-jai-deteste-un-film.html. Alors, bien-sûr, je ne suis ni Le Monde, ni Libé et encore moins la Tête au carré mais c’est un autre regard sur ce film. Cordialement
    Répondre à ce message

    Revue de presse novembre 2013
    le 3 décembre à 11:13, par Karen Brandin

    Je rebondis sur le commentaire précédent concernant le film documentaire « Comment j’ai détesté les maths » avec des mots un peu moins « sévères » sans doute. Comme un certain nombres d’entre nous, j’attendais cette sortie avec une grande impatience ; le 27 Novembre promettait d’être ni plus ni moins que mon 25 Décembre ! Cette date allait d’ailleurs être pour moi l’occasion de renouer avec les salles obscures 20 ans plus tard (mon dernier souvenir remontait à l’âge de 15 ans avec le film de Jean-Paul Rappeneau Cyrano de Bergerac :-)).
    Un premier « problème » sans doute est que le film, pas seulement par souci de promotion (ce qui serait au demeurant légitime) mais aussi de « partage », a été par trop défloré, c’est-à-dire que lorsque vous vous étiez procurés le dossier de presse (un joli petit livret relié d’une vingtaine de pages), lorsque vous aviez lu les articles concernés dans les journaux, les magazines (je pense au magazine Tangente entre autres), écouter les interviews ( Pour la science, « la tête au carré ») et regarder la bande annonce ; lorsqu’en outre vous avez dans votre bibliothèque et en mémoire les ouvrages d’Anne Siety, ma foi vous aviez de quoi reconstituer le film et c’est dommage. Moralement, j’ai le sentiment qu’on en a « trop dit, trop tôt » d’autant que c’est un documentaire « à voir » mais aussi « à lire » car les sous-titres sont nombreux.
    C’est peut-être un autre problème pour le public visé en priorité à savoir, j’imagine, les élèves ou du moins « les jeunes ». La démarche d’aller voir un film autour des maths, même s’il s’agit d’un portrait de la discipline et pas d’un cours magistral ou d’une série d’exercices avec un questionnaire à la sortie, ne va pas de soi et finalement cet effort va en demander un autre, à savoir celui de la lecture donc je crains que cela soit trop contraignant pour la plupart des élèves. On expérimente chaque jour dans les classes à quel point il est difficile de capter leur attention, de susciter leur intérêt et de gagner le combat contre le portable et les SMS. C’est un public exigeant, de moins en moins pudique, qui ose soupirer, qui ose se lasser et pour lequel il faut déployer une énergie démentielle de séduction. Le documentaire, même s’il est vivant car basé sur des êtres vivants parfois attachants (je pense à C. Villani et F. Sauvageot) qui vivent intensément la matière, manque peut-être de cette énergie vitale qui tient en haleine et qui interroge (le seul exemple sur lequel je puisse statuer est celui de Bordeaux où « Comment j’ai détesté les maths » n’est diffusé que dans un cinéma de quartier tout à fait charmant mais d’une autre époque disons et à des créneaux horaires inattendus … Pour le moment, je n’ai pas d’écho d’un établissement scolaire qui projette d’y accompagner ses 1S ou ses Tale S ce qui est vraiment regrettable).
    Ensuite, qui va ou est allé voir ce film spontanément, en particulier sans appréhension ? : les gens qui sont bien loin de détester les maths et que cette discipline rassure au contraire, sécurise. C’est un public hétérogène autour ce fil conducteur que sont les mathématiques, pas plus difficile à séduire qu’un autre mais qui, instinctivement, va rechercher une structure, une cohérence, une unité, des correspondances et dans tous les cas, quelque chose de dense, d’abouti et c’est peut-être là que le dcumentaire pêche le plus. On assiste à des sauts de puce d’un intervenant à l’autre, d’une époque à l’autre, des maths dites « pures » aux maths dites « appliquées » mais on sort de cette 1h40 un peu frustrés, un peu sur notre faim.
    On a le sentiment que ce documentaire est une première partie mais qu’il ne peut pas s’arrêter là parce qu’il y a tant à dire. Je pense que pour Olivier Peyon cette aventure a été fascinante (on rêve tous d’accéder à ces temples de la pensée mathématique dont on n’a pas su mériter l’accès tout simplement) ; sa motivation était vraiment de la partager mais est-ce que c’était vraiment possible ? Il est réalisateur mais aussi acteur et nous vraiment « spectateur », presque « patient. » Dans tous les cas, bravo pour l’initiative et surtout « l’envie ».
    Je suis allée voir ce film pas en tant que docteure en théorie des nombres mais vraiment en tant qu’enseignante dans le but d’être stimulée, d’être rajeunie dans mes convictions ; je voulais me souvenir pourquoi c’était et c’est encore cette matière plus qu’une autre parce qu’à force d’enseigner (même dans des conditions favorables), d’essayer de convaincre, on perd régulièrement la foi. Ils sont plus nombreux, plus jeunes, plus forts et c’est difficile de garder le cap. Malheureusement, j’ai quitté cette petite salle où nous êtions une dizaine à peine plutôt triste, pleine de regrets d’avoir revu ces instituts et de leurs bibliothèques et de penser qu’il avait falloir quelques heures plus tard « remonter sur scène », changer les exos sur les complexes, la dérivation en pièce de théâtre pour avoir une chance de se faire entendre, de se faire comprendre.
    Bref, je ne sais pas si ce film est destiné à ceux qui détestent les maths mais je ne sais pas s’il est destiné à ceux qui les aiment ; il faut aller le voir dans tous les cas parce que cela permet de se rendre compte à quel point elles vous manquent ou elles vous ont manqué.

    Revue de presse décembre 2013
    le 4 janvier à 14:43, par Karen Brandin

    Parce que cela a été évoqué à de nombreuses reprises et que la revue de presse de Janvier d’IdM s’en fait brièvement l’écho, j’éprouve le besoin de revenir sur ce qui était de prime abord une constatation avant de prendre petit à petit des allures de critique, voire de reproche comme quoi les femmes sont les grandes absentes du film documentaire « Comment j’ai détesté les maths ».
    Je m’attendais à des avis tranchés : des enthousiastes qui ont vu en ce film une version « imagée » du calumet de la paix aux sceptiques entrés puis sortis des salles de cinéma sur la défensive mais j’avoue en revanche que cette notion (apparemment « ce problème ») de la « parité » me semble dans ce contexte complètement anecdotique.
    L’idée d’une réflexion autour de cette personnification, de cette « incarnation » des mathématiques me paraissait très intéressante, prometteuse ; il n’est en effet pas rare d’entendre dire : « les maths ne m’aiment ou ne m’aimaient pas » donc consciemment ou pas, on leur prête une volonté propre : les maths ne sont plus une science faîte de logique, de constructions, de structures, de figures et donc fondamentalement dépendantes de l’Homme qui les érigent ou les découvrent suivant les écoles mais se retrouvent dotée d’une autonomie propre, d’affinités presque ; on en vient à penser qu’elles consentent à se dévoiler si et seulement si on a su les séduire, les conquérir ; bref elles vous choisissent ou vous renient définitivement. C’est vraiment un phénomène très étrange et cela explique sans doute en partie qu’on leur veuille, qu’on leur garde « rancune » comme on le ferait avec un proche.
    Il y avait donc vraiment matière à s’interroger sur cet état de fait qui n’a pas d’équivalent. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire : « la littérature ne m’aime pas ou l’histoire-géo ne m’aime pas ».
    Ensuite, est-ce que le film et donc l’image était le meilleur support pour aborder cette question à mi-chemin entre les sciences humaines et la philosophie ? pas forcément et finalement la problématique à l’origine de ce projet s’étiole au fur et à mesure que le film se déroule et cela par contre, c’est vraiment dommage.
    On regrette bien sûr que les interventions d’Anne Siety et de Jill Adler soient si brèves mais par parce que de ce fait le temps de parole n’est pas le même pour tous ; on le regrette car c’est par leurs remarques qu’elles étaient le plus à même sinon de répondre du moins de débloquer ce problème d’un ressentiment durable, revendiqué vis à vis des mathématiques et qui peut, dans certains cas extrêmes, évoluer vers une forme de souffrance. Je me souviens d’avoir été choquée en découvrant qu’il existait une spécialiste de la phobie des maths avec une thérapeutique propre ; penser que cette spécialité s’est imposée, c’est-à-dire qu’elle est née d’un besoin, c’est triste finalement.
    On se demande comment on peut en arriver là parce qu’après tout on peut vivre et vivre même très bien avec très peu de mathématiques ; ce n’est pas pas si facile de les éviter complètement mais on peut franchement limiter les contacts à leur plus simple expression.
    Comme O. Peyon a choisi de tourner un film et pas une série de films ou encore d’écrire un essai, il a dû répondre à une contrainte de temps (le pari était déjà osé donc un long métrage de 3h aurait peut-être eu un effet franchement dissuasif) et j’imagine que c’est en toute bonne foi qu’il a donc dû choisir dans chaque « classe d’équivalence » un représentant disponible, convaincant, intéressé aussi par cette aventure inédite dans sa forme. Il ne s’agissait pas d’établir la liste des conférenciers les plus à même d’animer un séminaire mais de faire un casting d’acteurs jouant leur propre rôle, sachant et prêts à se rendre accessibles.
    Le choix de C. Villani semblait incontournable pas seulement comme digne récipiendaire de la médaille Fields mais parce qu’il dispose d’un aura, d’un impact, d’une forme de générosité qui le rend sympathique ; il apparaît à la fois dynamique et apaisant parce que fondamentalement à l’écoute de l’autre, quel qu’il soit. Il n’essaie pas à tout prix de placer ce qu’il a en tête, il s’adapte vraiment au milieu et pense en temps réel. Sans doute sa notoriété , tous milieux confondus, vient de cette sincérité. Lui parler, c’est se sentir important pour quelques minutes ; tout le monde est sensible à ce type d’attentions. Au niveau des porte-paroles infatigables, on découvre J. P. Bourguignon dont le discours m’a, par certains aspects, dérangée. Lorsqu’il dit que vus les salaires versés, la moindre des choses, c’est qu’on fiche la paix aux chercheurs, on comprend ce qu’il veut dire et on adhère forcément à l’idée même que passer commande d’un théorème est aberrante mais le fait est que dans une société où la précarité est omniprésente, on doit tous rendre des comptes.
    Vient ensuite le spécialiste incontesté de l’Histoire des maths au sens le plus noble du terme en la personne de Jean Dhombres. Là encore, c’est vrai qu’il s’agit d’un homme mais est-ce qu’il n’était pas le plus à même de jouer ce rôle, il me semble que si.
    Enfin, au niveau de la transmission et de l’enseignement qui est pour beaucoup dans l’image propagée de la matière, F. Sauvageot apporte énormément au film. Pas seulement parce qu’on le voit lors de ses cours « entrer littéralement en scène » mais parce qu’il nous fait partager son expérience, ce retour, cette forme d’introspection, de conquête de la sagesse aussi depuis l’élève un peu arrogant qu’il se souvient avoir été jusqu’au passeur de savoir qu’il est devenu, conscient que le défit « de faire comprendre » est parfois plus difficile à relever que celui de comprendre. C’est vrai que F. Sauvageot est lui-aussi un homme mais ce n’est pas à mon avis ce qu’il faut retenir.
    Ce problème de parité va plus loin car j’ai lu qu’était évoqué (à force des remarques) le projet de faire un documentaire dans le même esprit mais cette fois encore plus ciblé car consacré aux femmes mathématiciennes (on a échappé de peu « aux femmes blondes mathématiciennes », ce qui aurait été possible après tout). Rien ne me laisse plus sceptique.
    Est-ce qu’on ferait spontanément un documentaire sur les femmes boulangères ? Non, parce que finalement, c’est un corps de métier qui semble compatible avec le fait d’être une femme. Est ce qu’on peut envisager un documentaire sur les femmes chefs de chantier ou pompiers ? Oui parce qu’on est conditionnés et que ce ne sont a priori pas des professions à tendance féminines.
    Donc si on fait un film sur la sous-catégorie des femmes en mathématiques, c’est que l’on suggère plus ou moins que ce statut est un statut d’exception. D’où la question : et pourquoi donc (je sais, les chiffres ne mentent pas ;-)) ? Je ne parviens pas à me convaincre que les femmes impliquées en sciences aient à gagner quoi que ce soit et encore moins aient avantage à plébisciter ce type « d’hommage » ; un tel long métrage aura bien du mal à éviter les poncifs et les caricatures. Ensuite, est-ce qu’être mathématicienne est un métier d’éprouvant, coûteux au niveau familial, personnel, physique ? Je ne crois vraiment pas même si je ne peux en juger que de l’extérieur. Je renvoie à un documentaire publié modestement sur youtube après sans doute une diffusion à la télévision où l’on suit en particulier une femme cancérologue, spécialiste du cancer du sein (ce documentaire n’est malheureusement plus accessible). Cette femme, véritable éponge à émotions, qui hante le service de cancérologie 10 heures par jour, qui de manière hebdomadaire est conduite à déplorer des décès, à reconnaître son impuissance face à la maladie, à engager des pronostics vitaux et qui doit en rentrant parvenir à se délester de toute cette souffrance, de tout ce malheur dont elle a été le réceptacle, le témoin pour offrir un visage joyeux, disponible, un visage de maman finalement à un bout de chou de 5 ans qui a de son côté ses problèmes minuscules d’enfant parce qu’il n’a plus ses crayons de couleurs ou qu’il s’est fâché avec son copain est ce que l’on a envie d’appeler une « femme d’exception » parce qu’elle se doit de mener une vie d’exception, une vie « au service de ».
    En maths, on est, aux quelques heures d’enseignement près qui sont imposées, libres ; libres d’être du matin, libres de la nuit, libres d’emmener bébé et transat dans son bureau. Même si la tension intellectuelle est parfois à son comble, elle n’engage jamais un pronostic vital. Bien sûr que l’émotion, l’espoir, le désespoir font partie intégrante de la recherche mais quel soulagement quand on se dit qu’on intervient sur des abstractions et qu’une erreur ne peut être fatale qu’à un raisonnement.
    Durant mes études, j’ai été comme tout le monde, le témoin attentif du métier d’enseignant(e)-chercheur(se) ; pour la plupart d’entre-nous, vagues thésards (es) c’était, c’est un métier de rêve. Nous êtions des centaines, ils sont malheureusement huit ans plus tard toujours des centaines j’imagine à rester sur le carreau, à ne pas avoir le talent pour accéder à ce métier qu’on aurait fait pour une misère sauf qu’on manquait d’imagination, de finesse etc …
    Comme le dit C. Villani, les maths ne sont pas innées ; comme tous les langues étrangères, pour les parler convenablement et se faire comprendre, il faut les pratiquer ; cela demande du temps, de la patience, du courage, de la précision, de la rigueur, de l’aide aussi mais s’agit-il là du seul apprentissage à ce point exigeant ?
    Le cas échéant, on comprendrait qu’une forme d’admiration naisse de cette aptitude à s’oublier pour se consacrer à l’étude. Je ne pense pas. Regardez le déroulement du concours de MOF en pâtisserie (il a lieu tous les 3 ou 4 ans seulement il me semble) ; comme le mathématicien qui va mettre un peu trop vite en place une inégalité avant de se rendre compte qu’elle est juste fausse et fiche en l’air tout l’édifice de sa démonstration, le pâtissier pour un millimètre en trop, une soudure un peu fragile voit sa pièce en sucre d’écrouler. Soit il faut la rebâtir soit il faudra carrément la repenser et le travail se chiffre en centaines d’heures. Il s’agit pour ces passionnés d’un travail de titan où le corps, l’esprit, la vie tout simplement sont mis à mal. Eux-mêmes disent qu’avant d’être des Hommes, ils sont pâtissiers pour le meilleur et pour le pire.
    Tout ça pour dire que toutes les passions sont émouvantes, toutes les passions sont éprouvantes … qu’ils s’agissent d’hommes ou de femmes. Je crois aussi qu’il ne faut jamais oublier le bonheur, la chance, le privilège immenses qui fait que l’on peut vivre de sa passion ; cela vaut tous les hommages et toutes les reconnaissances.

  2. Barbara Schapira
    janvier 8, 2014
    14h08

    Bonjour,

    Je n’ai pas (encore) eu l’occasion de voir ce film.
    Je voudrais répondre au commentaire sur la pertinence ou non de parler de femmes mathématiciennes spécifiquement.

    Je suis convaincue que les femmes qui sont mathématiciennes font des mathématiques comme les hommes. Qu’il n’y a pas de maths féminines ou masculines. Que le plaisir à faire des maths est le meme.

    La question n’est pas là, je crois.

    La question est de comprendre pourquoi il y a si peu de femmes qui décident de faire des maths. Et pourquoi, parmi celles qui ont fait ce choix, si peu font une belle carrière, ont de la reconnaissance, se sentent pleinement appartenir aux membres les plus estimés de cette « communauté mathématique ».

    Il n’y a pas de réponse unique, le problème est évidemment bien plus compliqué qu’une démonstration mathématique…

    Mais l’un des problèmes est l’absence de modèles pour les jeunes filles, enfants, lycéennes, étudiantes. Puis l’absence de modèles pour les jeunes mathématiciennes.
    De simples modèles de femmes plus expérimentées, douées en maths, qui ont plaisir à faire des maths. Des modèles pour se projeter, pour se sentir mathématicienne, se sentir membre de cette communauté.

    L’absence des femmes dans le film de Peyon n’est pas problématique parce qu’elles auraient une façon spécifique de faire ou de raconter les maths. Les femmes mathématiciennes, une fois encore, dans leur vie professionnelle, sont d’abord des mathématiciens comme les autres.

    L’absence des femmes mathématiciennes, entre autres dans le film de Peyon (mais partout où l’on voit des mathématiciens, par exemple parmi les lauréats des grands prix, et à tous les postes prestigieux ) est problématique pour les plus jeunes, filles qui n’osent pas se sentir à leur place dans les mathématiques, garçons qui voudraient travailler dans un environnement mixte, …

    Par ailleurs, je ne vois pas la différence entre les cancérologues dont vous parlez et les mathématicien-ne-s. Pourquoi une femme cancérologue aurait-elle plus ou moins de mal qu’un homme cancérologue ? Pourquoi le métier de cancérologue (que je veux bien croire bien plus difficile que le notre) serait plus difficile pour une femme ?

    Bien cordialement

    Barbara Schapira

  3. Gregoire Dubost
    janvier 8, 2014
    17h37

    J’ai moi aussi vu le film récemment – donc tardivement – et j’ai été très agréablement surpris. Comme vous cependant, je regrette presque la partie sur les maths financières et les subprimes – je suppose que le réalisateur a peut être dû faire là un compromis pour le montage de son projet – car elle coupe la dynamique de la première heure, sérieuse mais presque insouciante.

  4. Anne Robert
    janvier 22, 2014
    22h37

    J’ai été très intéressée, si ce n’est enthousiasmée, par ce documentaire, et voudrais répondre en particulier à Etienne Ghys qui se demande quel public peut aimer ce film, et plus généralement cela m’intéresse de voir toutes vos réticences de mathématiciens. Il faut croire que cela s’adresse à des gens comme moi, pas matheux mais intéressés par l’être humain et la transmission.

    Il faut dire aussi que je n’en connaissais rien et que je n’ai pas lu de dossier de presse, que je savais à peine de quoi ça parlait quand je suis allée le voir.
    Mes notions de mathématiques remontent à ma terminale scientifique. C’est vrai que j’ai adoré les maths à cette époque, même si je n’ai pas continué.
    Mais je fais partie de ceux qui ne peuvent comprendre la fameuse sculpture.
    Ce que j’ai aimé :

    1 ) les aspects pédagogiques. Il y a quand même tout ce qu’il faut sur la transmission, et il me semble que ce film devrait être montré pour discussion aux profs de maths qui continuent à faire des exposés au tableau le dos tourné au public, à faire faire des exercices d’application au lieu de poser des problèmes dont l’élève ignore la réponse, à s’intéresser au chemin plus qu’au résultat, etc… Que ce soit le prof de Nantes, Berkeley, le commentaire de la spécialiste de l’éducation etc…, le message est clair : ce qui est en cause ce ne sont ni les enfants ni la matière mais la façon dont c’est enseigné.

    2) l’image des mathématiques : la présence du corps, le plaisir et la difficulté de la recherche, le sentiment de beauté, la passion de la pensée … ça change quand même de l’image d’une matière abstraite et inhumaine, rationnelle, logique, déductive. Quel plaisir de voir le plaisir qu’y prennent les profs et les mathématiciens, mais aussi les enfants de la classe, en pleine réflexion… Oui on n’explique pas ce que sont les maths (heureusement – on en dit peut être des bêtises, je ne peux pas m’en apercevoir), on ne parle que du rapport aux maths. C’est assez contagieux, ça donne envie d’aller en classe à Nantes. Et la démo sur la façon dont tombe un liquide sur une surface qui avance à des vitesses différentes est amusante, on voir bien le rapport entre la recherche fondamentale et appliquée.

    3) la partie sur les maths financières. Je travaille dans une école d’ingénieur où les enseignants se désolent de l’engouement des jeunes pour les maths fi (qui vont leur rapporter plus d’argent que s’ils deviennent profs) , où on les attire par la finance pour leur faire faire des maths qui pourront leur servir ailleurs , où certains profs se demandent si c’est moral de continuer à enseigner les maths financières… Je trouve bien que le mathématicien soit antipathique, qu’on donne des explications, qu’on introduise la question éthique, qu’on nous explique que plus on trouve des modèles performants plus on contribue à l’instabilité du système.. oui il fallait que ce débat soit présent, comme j’aimerais qu’il ait sérieusement lieu dans notre institution… On n’a pas le droit d’être insouciant quand on a une telle responsabilité, ou qu’on sait que l’argent dont on vit etc…

    Ce qu’il faudrait, c’est une suite : « comment j’ai détesté le français », « comment j’ai détesté l’histoire », etc… . Recourir à des héros de la matière, c’est surprenant, mais sans doute nécessaire pour changer l’image de la discipline vécue par la plupart de façon scolaire et rigide, avec pour seul but de passer les examens. Le casting était super.

    Alors, que cela ne dise pas grand chose sur les maths, sans doute… mais ça dit beaucoup sur comment on peut aimer les maths.

  5. e95113
    février 5, 2015
    13h49

    Bonjour,
    je voudrais réagir à la note2 concernant les 3M : Maths, Musique et Montagne. Je partage pleinement le point de vue de C.Vilani à ce sujet. Nous sommes, en effet, nombreux à partager ces trois passions. Pour ma part, lycéen médiocre,je suis sorti de ma léthargie scolaire grâce aux maths qui, à partir de la seconde, commencèrent à me donner des frissons métaphysico-esthétiques alors que commençait à se développer en parallèle ma passion pour la montagne où je retrouvais ce même goût de l’effort solitaire récompensé, le plus souvent, par de magnifiques émotions esthétiques partagées avec mes compagnons de cordée.La musique est venue plus tard quand j’ai cessé la pratique de l’alpinisme et j’y retrouve les mêmes éléments : effort d’apprentissage, accès à une certaine forme de beauté et partage.
    Aujourd’hui, jeune retraité, les 3M sont les piliers de mon nouvel équilibre : je me suis remis aux maths (vive internet !), je continue l’apprentissage et la pratique collective de la musique et je vais en montagne le plus souvent possible (j’ai la chance d’habiter en Savoie).

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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