Chronique d’une matinée en classe

Écrit par Aziz El Kacimi
Publié le 7 janvier 2014

Le Maître ne cesse de parler mais n’arrive pas à briser le silence de ses élèves !

Je pose une question et j’attends. Je repose la question et j’attends encore. Je pose une troisième fois la même question et j’y réponds moi-même ! C’est le jeu des séances de cours ou de travaux dirigés. Et les étudiants, ils ne sont pas là ? Si, mais presque tout le temps ils répondent par le silence. Oui, le silence, c’est le mot-clé de cette chronique. Pardon ! pas uniquement celle-là, de toutes les chroniques du genre.

J’ai écrit celle-ci après une séance de cours où j’ai senti l’isolement et la solitude de l’enseignant devant le silence de son auditoire. Elle n’est nullement une charge contre les étudiants. Son but est seulement de montrer, sur un exemple (assez générique), la manière dont on les a habitués à travailler en classe : ils sont passifs, n’osent pas prendre d’initiative (ils attendent qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire) et ne voient les mathématiques que sous forme de recettes (cf. [1]).

« Ne pouvant me fier à mon raisonnement, j’ai appris par cœur tous les résultats possibles de toutes les multiplications possibles. » Eugène Ionesco, La leçon

Le matin d’un vendredi de l’automne…Un soleil éclatant, une température clémente et l’ambiance des plus joyeuses. Tout allait bien, vraiment bien…enfin presque. J’avais cours de géométrie. Sans enfreindre à quoi que ce soit, j’ai procédé comme je le fais habituellement : j’introduis une notion, j’en explique la motivation à travers des exemples (les plus simples possibles) et j’étoffe de dessins pour bien illustrer le tout. Ensuite, je propose d’en étudier les propriétés essentielles sous forme d’exercices, pour obliger les étudiants à s’impliquer et à ne pas rester dans le fauteuil du « receveur » (c’est ce qui se passe dans un cours en amphi ; depuis quelques années déjà, je trouve cette façon de travailler peu bénéfique et maintenant je la récuse totalement).

Ce jour-là, il était question de convexité : j’ai demandé à montrer que l’image \(\Omega’\) d’une partie convexe \(\Omega \) par une application affine \(f\) est convexe.

Je soumets le problème aux étudiants et je leur donne un temps de réflexion. Mais rien ne se passe, ils bloquent et ne savent pas par quoi commencer. Et ça traîne pendant un moment. À coup sûr, ils n’ont pas compris l’énoncé et, peut-être, ils ne voient même pas les données dont ils disposent à cet effet. Je décide de débloquer la situation :

Quelles sont les hypothèses ?

\(\Omega \) convexe, me répond un étudiant ;

rien que cela ? Silence complet. Vous ne voyez pas autre chose ? Il ne parle pas, et personne d’autre non plus d’ailleurs. J’insiste en reposant ma question et je pointe cette fois-ci quelqu’un d’autre pour lui faire dire quelque chose (c’est plus facile que d’attendre un retour de tous).

De combien d’objets dispose-t-on ?

Deux, me répond-il ?

Lesquels ?

\(\Omega \) et \(f\) ;

– leurs propriétés ? Temps de réflexion, hésitation, sans doute crainte de dire n’importe quoi. Il se décide enfin :

\(\Omega \) est convexe et \(f\) est affine ;

parfait ! Vous voyez, ce n’est pas si compliqué que ça ! Il acquiesce de la tête. Au moins un a manifesté de la bonne volonté ! Plus, il a répondu correctement à toutes les questions que je lui ai posées même si c’était fragmenté. J’estime donc qu’il a assez fait, je m’adresse à un autre étudiant.

On veut arriver à quoi précisément ? Pas de réponse. Je le réinterroge. Aucune réaction. Il m’a même semblé complètement fermé et je me suis dit qu’il ne répondra probablement jamais à ma question. Je laisse tomber. Je balaie la salle des yeux, espérant une main qui se lève. Les étudiants étaient peu nombreux (pas plus d’une vingtaine) et répartis en deux groupes compacts, curieusement les filles à gauche et les garçons à droite. Quelqu’un se manifeste et demande la parole. Chouette ! je ne manque pas l’occasion et je la lui donne.

\(\Omega’\) convexe, me dit-il.

Oui, c’est très bien ! Et comment allons-nous procéder ? Silence encore une fois. Je continue : {comment va-t-on faire concrètement pour établir cette propriété} ? Mais toujours pas de réponse. Ont-ils déjà oublié l’objet de l’exercice que, pourtant, on vient juste d’évoquer ? Pour me rassurer que non, je demande encore une fois de rappeler la question posée (ça n’est pas inutile !) :

Montrer que \(\Omega’\) est…est…est…?

– …convexe, finit par lâcher un étudiant au fond de la salle, habituellement peu bavard. Ils doivent donc savoir ce qu’on cherche. Non ? oui ? Faisons comme si… et continuons, nous verrons si ce sera plus clair par la suite.

Cela signifie exactement quoi ? J’espérais qu’ils me disent ce qu’on entend par « \(\Omega’\) convexe » pour qu’on puisse établir effectivement cette propriété. J’avais besoin de savoir que chaque étape du travail a été assimilée, comme un maître qui fait visiter une grotte à ses élèves et qui doit s’assurer de leur présence et de leur proximité à chaque instant. Mais pas de réaction, le rituel reprend son droit : un silence incassable même après mille questions ! Cela m’agace, mais je me retiens, j’intériorise, je m’interdis d’exploser… Je m’adresse à une étudiante.

Qu’entend-on par \(\Omega’ \) convexe ?

Elle était comme surprise que je lui pose la question. (Je ne devais pas ?) Constatant qu’elle s’est figée, j’entreprends de l’aider :

\(\Omega’\) est convexe si lorsque on y prend deux points quelconques \(A’\) et \(B’\), tout le… voyant que par mon regard je la force à parler, elle m’interrompt et prend timidement la suite :

– …segment \([A’B’]\) est contenu dans \(\Omega’\).

Comme elle s’y met, je continue à la questionner :

Et comment on représente un point quelconque de ce segment en fonction de \(A’\) et \(B’\) }? Elle tente de répondre :

– … \(\lambda\) et \((1- \lambda )A’+\lambda B’\). Juste ces quelques mots et rien de structuré… il faut compléter et recoller tout.

Je n’ai pas compris, serait-il possible de formuler votre phrase un peu plus clairement, s’il vous plaît ? Mais elle reste silencieuse. Ce n’est pas étonnant, elle est victime du « syndrome blocage » assez fréquent chez tous les étudiants : ils ont déjà beaucoup de mal à comprendre les maths et quand ils y arrivent, ils en ont encore plus à les communiquer. Dramatique et désespérant ! Mon Dieu, presque tous dans ce groupe aimeraient devenir des enseignants. Se mettront-ils un jour à apprendre à bien s’exprimer ? La capacité de s’exprimer, c’est bien un outil indispensable, essentiel dans ce métier, n’est-ce pas ? J’espère qu’ils ne tarderont pas à l’avoir, sinon ce sera « bonjour les dégâts » ! {Je crois que je divague un peu}, me dis-je, {ce n’est peut-être pas le moment de me laisser envahir par de telles pensées}… je reviens en salle. L’étudiante semble bien partie, c’est déjà bien, et c’est ce qui compte pour le moment ; il faut donc enchaîner pour lui permettre de continuer dans cette bonne direction :

Qu’est-ce que \(\lambda \) et \((1- \lambda )A’+\lambda B’\)}? Elle plonge dans une réflexion, hésite un moment, puis finit par répondre :

\(\lambda \) est un nombre réel et \((1- \lambda)A’+\lambda B’\) est un point du segment\([A’B’]\).

Mais elle se ressaisit, voyant ma grimace lui signifiant que quelque chose ne va pas. Elle se demande quoi, tout en restant silencieuse bien sûr. Sur ce, je tente de l’amener à comprendre où il y a problème :

Et si on choisit \(\lambda = -1\) où se trouve le point \((1- \lambda )A’+\lambda B’\) ? Elle ne dit rien, et encore moins les autres. Le silence se rabat sur la salle ! Je me tourne alors vers toute l’assistance et demande à tracer une droite \((A’B’)\) et repérer dessus le point \(2A’-B’\) (on remplace \(\lambda \) par \(-1\) dans \((1- \lambda )A’+\lambda B’)\). Mais ils ont beaucoup de mal à faire cela : ils n’ont même pas le réflexe de revenir aux vecteurs dont ils ont plus l’usage calculatoire qui leur facilite les choses. Je m’implique alors plus (ce qui n’est pas une bonne chose pédagogiquement, bien sûr, mais le manque de temps ne me permet pas de faire autrement, il faut avancer). On y arrive finalement : nous avons bien notre point sur la droite \((A’B’)\) mais il est à l’extérieur du segment \([A’B’]\). {Cela ne marche pas} ! me dit-on. C’est là que quelqu’un, assis à la dernière rangée, se rappelle qu’à un moment ou un autre nous avions évoqué l’intervalle \([0,1]\) et dit, sûr de lui (attitude que j’ai beaucoup appréciée) :

\(\lambda \) doit être compris entre \(0\) et \(1\) sinon…, et puis il marque un temps mort. Je le devance juste au moment où il allait reprendre :

Sinon ?

– …sinon le point sera à l’extérieur.

J’aurais tant aimé qu’ils puissent comprendre que paramétrer le segment \([A’B’]\) par l’intervalle \([0,1]\) n’est rien d’autre qu’étirer ou contracter ce dernier puis le superposer (avec la bonne orientation) à \([A’B’]\), mais c’est peut-être trop demander. Toutefois, nous avons quand même gagné une manche, et c’est déjà ça ! Je jette un coup d’œil sur ma montre : vingt minutes se sont écoulées et je n’ai fait que mettre en apparence ce qu’on doit démontrer, le reste du chemin est encore plus long. Je décide de pousser pour aller un peu plus vite sans toutefois bâcler le travail : mon objectif n’est pas de les gaver d’une tonne de maths mais de les amener à réfléchir dessus de façon lucide. On reprend :

Que reste-t-il à faire en fin de compte ? Quelqu’un, d’assez studieux, lève le doigt pour parler ; de tête je lui fais signe qu’il a la parole :

Le point \((1- \lambda )A’+\lambda B’\) doit appartenir à \(\Omega’\).

Et comment va-t-on le prouver ? Silence saillant ! J’insiste : vous ne voyez vraiment pas ? Aucune réponse. On dirait que je les terrorise ! Je pointe un étudiant, habitué à éviter mon regard pour que je ne l’interroge jamais :

Où habitent les points \(A’\) et \(B’\) ? Il sourit, les autres en font de même. Ils trouvent peut-être que je fais un peu d’écart de langage : le mot « habiter » n’évoque rien de mathématique pour eux. Cela les a un peu détendus, tant mieux ! Ils ont pris un petit temps de réflexion et ont fini par comprendre ce que j’entends par là. À ma surprise, il me répond :

Le point en question doit habiter dans \(\Omega’\). (Ah ! il utilise le mot « habiter », il « transcende les règles » ! Comme moi !).

Et que faut-il à cet effet ?

Qu’il soit de la forme \(f(M)\).

Qu’est-ce que \(M\)}?

Un point de \(Ω\).

Miracle ! J’étais loin de penser que cette étape allait être franchie si facilement. Mais ce n’est que crier victoire trop vite. Il a fallu batailler pour la suite et briser du silence et du {silence} (cher mot-clé !). Je passe sur les détails mais le reste n’en est pas moindre : faire remarquer que, puisque \(A’\) et \(B’\) sont dans \(Ω’=f(Ω)\), il existe \(A\) et \(B\) dans \(Ω\) tels que \(A’=f(A)\) et \(B’=f(B)\), user du fait que \(f\) est affine pour ramener l’expression \((1- \lambda )A’+\lambda B’\) à \(f((1- \lambda )A+\lambda B)\), se rappeler que \(Ω\) est convexe et donc contient \((1- \lambda )A+\lambda B\) qui n’est rien d’autre que le point \(M\) qu’on cherche.

Ouf ! je suis épuisé, comme si je sortais d’un combat de boxe où je ne faisais qu’encaisser les coups. Mais satisfait malgré tout d’avoir mené le travail à terme, même au prix de sacrés efforts. Ce n’est pas toujours facile de « remorquer » (excusez le terme) un groupe d’étudiants de nos jours (oui, de nos jours car ce n’était pas comme ça avant) dans une séance de cours ou de travaux dirigés : presque tous n’ont que le réflexe d’appliquer des recettes bien digérées. (Quand ils n’en ont pas, ils se réfugient dans le {silence}, cher mot-clé !) Les convaincre de s’en écarter et de réfléchir un tout petit peu est une tâche véritablement titanesque !

Avant de conclure, le verdict ! Mais en vers, c’est moins douloureux :

Tu tombes sous la sentence :

Brise ton silence,

Abandonne ce visage sombre

Et sors de l’ombre !

Ne garde jamais soumise,

Ta matière grise !

Il est temps de la rappeler,

La déplier, l’étaler…

Pour ouvrir tes réflexes

Aux corps convexes !

Le thème « convexité » de cette chronique s’est imposé par hasard. J’aurais pu écrire sur un autre de l’une quelconque des unités d’enseignement (qui traversent pas mal de spécialités mathématiques) dont j’ai (ou j’ai eu) la charge à tous les niveaux ces dernières années. Dans presque toutes les séances de cours ou de TD que je dispense (ou que j’ai dispensées), la scène est similaire.

On se plaint à gauche et à droite des problèmes de l’enseignement des mathématiques mais on se contente toujours de les soulever seulement et de les décrire globalement en restant dans la généralité ! On n’en trouvera jamais les solutions de cette façon, en continuant à refuser de les regarder de près, de fouiller sur des exemples pour les déterrer… et, surtout, si on n’implique pas ceux qui sont sur le terrain : les ouvriers de l’enseignement (tout le monde sait qui sont ces braves gens). Il est temps de faire concrètement quelque chose, tant qu’il y a encore des râleurs !

ÉCRIT PAR

Aziz El Kacimi

Professeur émérite - Université Polytechnique Hauts-de-France

Commentaires

  1. Secrétariat de rédaction
    janvier 7, 2014
    15h14

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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