Chasse aux étrangers, épisode 310511

Écrit par Charles Boubel
Publié le 21 janvier 2012

Voici l’histoire d’une des nombreuses victimes de la « circulaire Guéant » du 31 mai 2011, récemment diplômée de mon université, et jeune salariée jusqu’à son retrait de titre de séjour et son licenciement qui a suivi.


Note préliminaire. Ce billet a été écrit juste avant l’assouplissement de la « circulaire Guéant » du 31 mai 2011 par une circulaire complémentaire du 12 janvier 2012. Il est donc possible que l’histoire qui suit trouve une issue favorable, mais ce n’est absolument pas sûr, comme c’est le cas pour toutes les personnes déjà frappées par l’application de la circulaire du 31 mai. Par ailleurs, les faits ci-dessous se sont de toute façon produits, et demeurent très graves ; ils doivent donc être connus. Enfin, l’épisode récent de l’assouplissement prouve qu’un ressort essentiel pour obtenir des changements est l’information la plus large, qui appuie la mobilisation des victimes et l’élargit. Regarder en face ce qui se passe est donc essentiel.

Des nouvelles d’une ancienne étudiante

N. était il y a quelques années étudiante en magistère, puis en master (bac+5) de mathématiques discrètes à Strasbourg, master qu’elle a obtenu en 2009. Elle était très appréciée de ses enseignants. Originaire du Sénégal elle n’a, malgré un très bon dossier, jamais réussi à obtenir de bourse ni du Sénégal ni de la France. Elle a, courageusement, financé elle-même ses études en travaillant — ménages, nettoyage — un grand nombre d’heures en-dehors de ses heures de cours, voire pendant. Cela ne l’a pas empêchée de réussir parfaitement ses études. Elle a même complété son master de Strasbourg par le master de mathématiques financières de Paris-Dauphine.

Une fois diplômée, elle a été recrutée à Paris en CDI par une grande compagnie d’assurances. Elle a alors demandé un changement de statut pour son titre de séjour, pour passer d’un titre étudiant à un titre permettant de travailler. L’administration a laissé traîner, pendant sept mois. Puis est arrivée la circulaire Guéant du 31 mai 2011, interdisant l’octroi de titres de séjour professionnels sauf dans deux cas :

  • si le métier est inscrit dans une liste de professions jugées en tension par le ministre (l’administration sait tout mieux que tout le monde),
  • preuve apportée par l’employeur qu’il ne peut trouver de candidat acceptable ressortissant de l’Union Européenne (le métier des entreprises, c’est connu, est de rechercher de telles preuves, et de laisser leurs postes vacants jusqu’à ce qu’elles soient apportées, ou qu’un titulaire d’un passeport UE soit recruté et s’avère donner satisfaction).

L’administration s’est alors réveillée, pour appliquer avec empressement la circulaire et refuser à N. son titre de séjour. Les conséquences immédiates de ce refus ont été :

  1. N. s’est retrouvée « clandestine » deux semaines plus tard, c’est-à-dire à l’expiration de son titre étudiant. Un mois plus tard, la préfecture lui montrait la porte.
  2. N. a été immédiatement licenciée.
  3. La demande de N. valait renoncement à son titre étudiant. Elle ne peut en redemander un et ne peut donc pas, par exemple, s’inscrire en thèse pour une poursuite d’études.

Voilà donc les nouvelles que N. envoyait récemment à mes collègues qui avaient été ses enseignants.

Se retrouver face à la machinerie administrative

Quelques commentaires sur chacun des trois points ci-dessus.

  1. Un étranger obligé de quitter le territoire a un mois pour partir de lui-même ou pour contester la décision. Passé ce délai, il est renvoyé manu militari s’il est appréhendé. S’il n’obtempère pas l’administration peut à discrétion, depuis la loi Besson 1Cette loi a durci le droit des étrangers dans tous les compartiments possibles. Pour une page sur les quelques dispositions-clés prises en exemple, voir par exemple ici. Pour une analyse un peu plus complète (16 p.) écrite pour tout public par des juristes spécialisés, voir . de juin 2011, lui interdire le retour sur le territoire français, et en pratique dans toute la zone Schengen, pour cinq ans. À danger gravissime, réponse draconienne. N. apprenait donc sans anticipation qu’au bout de 2 semaines + un mois, elle devait avoir tout quitté ici, sauf à devenir hors-la-loi, arrêtable à tout moment, et de toute façon être privée de tout moyen de subsistance et de presque tout droit. Il est courant que l’administration réponde au dernier moment à des demandes de (renouvellement de) titre de séjour, créant de ce fait des à-coups très brusques pour les étrangers. Même ses réponses positives créent des sans papiers, quand elles arrivent en retard.
  2. Son employeur en avait l’obligation. Cependant, il l’a alors beaucoup soutenue dans ses démarches, voulant la conserver comme salariée. Il s’est engagé à la réintégrer en cas de régularisation sous trois mois, lui a également délivré tous les documents dont elle avait besoin et pouvant renforcer son dossier. Il l’a soutenue dans son recours hiérarchique contre la décision, en vain.
  3. Dans ce jeu du chat et de la souris, c’est bien sûr le chat qui définit les règles. Il choisit aussi quelle règle il applique, en l’occurrence la circulaire du 31 mai alors que la demande de titre de séjour professionnel avait été déposée bien auparavant. Sur cette base, N. conteste actuellement le refus de titre devant la justice. Ce recours n’est pas suspensif, ce qui l’oblige à vivre dans la clandestinité jusqu’à la décision du juge : de 6 mois à un an.

Par ailleurs, l’assouplissement de la circulaire est une demi-mesure. Il ne concerne que les étudiants ayant atteint bac+5. Il comporte quelques dispositions générales modifiant effectivement celles de la précédente circulaire, mais sur de nombreux points, se contente de demander aux préfets d’agir « avec discernement ». Cela aura certes un effet, mais qui sera limité aux cas que tel ou tel préfet aura « discernés » comme acceptables. On voit là encore renforcé, comme c’est devenu habituel dans les dispositions relatives aux étrangers, l’arbitraire administratif.

« Je suis profondément déçue et me sens humiliée après sept ans de vie en France » écrit-elle à un de ses anciens enseignants.

Et tous ceux qui la connaissent sont impuissants à changer quoi que ce soit.

Un exemple révélateur

Je souligne enfin deux choses.

  • Le cas de N. n’est qu’un exemple. D’autres cas semblables ont été relayés par les médias depuis la publication de la circulaire ; les étrangers visés se sont aussi regroupés pour se défendre. Mais plus généralement, la chasse aux étrangers a des armes visant chaque type de demande de titre de séjour : regroupement familial (un exemple apparenté dans ma région p.203 ici), vie conjugale, demande d’asile, permis de travail, raisons de santé, titres étudiants etc. Les drames engendrés sont nombreux, pleuvent chaque jour depuis des années. Dans chacun de ces domaines, rien ne peut changer tant que le scandale n’est connu que des victimes et de leurs connaissances. Chaque nouvelle mesure, une fois devenue un élément du paysage, sert de marchepied à la suivante, éventuellement dans un autre domaine du droit des étrangers. Il faut en avoir conscience, sans attendre d’être concerné soi-même, plus ou moins directement. Ainsi, en ce qui concerne les étudiants, les difficultés sont nombreuses et déjà anciennes — voir le lien ci-dessus — ; elles débordent le cadre de la circulaire du 31 mai. Celle-ci est une étape de plus, orientée vers les jeunes diplômés, qui atteint un sommet d’absurdité — et de suffisance administrative. Elle touche aussi directement le monde universitaire, en fermant des débouchés aux étudiants étrangers, et en rendant possiblement difficile leur emploi par l’université quand ils sont étudiants en thèse (affaire à suivre, pour ce dernier point). Le tissu social et l’économie souffrent de la chasse aux étrangers ; l’université en subit sa part. Tout récemment, soixante directeurs de laboratoire l’ont d’ailleurs fait savoir.
  • Les difficultés de N. révèlent, outre l’effet de la circulaire elle-même, l’importance de nombreux détails : caractère non suspensif de tel recours légal, effets parfois graves des lenteurs administratives, délibérées ou non, brutalité de l’OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), complication de certaines procédures etc. Le parcours de nombreux étrangers, pour demander le renouvellement de leur titre, ou une fois enclenchée la mécanique infernale du retrait de celui-ci, est rendu difficile par les grandes orientations assumées par le gouvernement, mais aussi par une myriade de petites dispositions ou petites pratiques délibérément accumulées depuis plusieurs décennies, dont les effets peuvent s’avérer dramatiques. Les grandes orientations sont visibles, on peut les approuver ou désapprouver, elles sont soumises au débat démocratique. La myriade de petites dispositions est moins visible, moins accessible au débat démocratique, nécessiterait un long détricotage pour disparaître. Ses conséquences sont pourtant aussi importantes que celles des grands choix assumés publiquement.

L’accumulation de mesures draconiennes de « maîtrise de l’immigration » s’auto-entretient, en accréditant les fantasmes sur les étrangers. Curieusement, quand ceux-ci deviennent des visages réels, l’absurdité de la machinerie qui les broie apparaît, suscitant les soutiens, trop souvent impuissants hélas.

Mon pays est malade.

Post-scriptum

Je remercie N. qui a accepté que je relate son histoire pénible, pour contribuer à faire connaître la situation des jeunes diplômés étrangers en France.

ÉCRIT PAR

Charles Boubel

Maître de conférences - Université de Strasbourg

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