Aujourd’hui, c’est l’occasion d’un bel anniversaire pour Steve Smale. Ce mathématicien américain est actuellement professeur au « Toyota Technological Institute » de Chicago et à la « City university » de Hong Kong. En ce 15 juillet, jour exact de son 81ème anniversaire, il donne à Genève une conférence intitulée « New results, new problems on extending Hodge and de Rham theories » 1« Nouveaux résultats et nouveaux problèmes sur le prolongement des théories de Hodge et de Rham », voir ici. Dans quelques jours, il sera à Budapest pour décerner le prix qui porte son nom2 Voir là à un chercheur (inconnu au moment d’écrire ce texte) ayant obtenu des résultats remarquables à l’interface des mathématiques pures et appliquées.
Les travaux de Smale ont très fortement marqué de nombreux sujets : la topologie différentielle dont il sera un peu question plus bas (comprenez la forme des objets mathématiques qui généralisent à la fois les courbes et les surfaces), les systèmes dynamiques (comprenez les équations régissant les systèmes dont l’évolution à long terme dépend à la fois de l’état en un instant et des variations instantanées de l’état en ce même instant), l’économie (il s’est intéressé à la théorie dite de l’équilibre général), et la théorie du calcul scientifique. Il est aussi connu pour une collection de cristaux que bien des musées peuvent lui envier 3Pour un tout petit échantillon : on peut consulter la page de Smale. ou pour son activité de militant contre la guerre du Vietnam au milieu des années 1960.
Le résultat le plus célèbre de Smale est sa solution de la conjecture de Poincaré, généralisée en grandes dimensions.
En quelques mots, les mathématiciens ont peu à peu dégagé le concept de variété différentiable de dimension n, où n est un entier positif arbitraire ; ceci leur a pris du temps, de Carl Friedrich Gauss (1800), Bernhard Riemann (sa célèbre conférence sur la géométrie, du 10 juin 1854 4Elle fut publiée en 1867. Traduction française de J. Hoüel in « Oeuvres mathématiques de Riemann », Gauthier-Villars, 1898, nouveau tirage par A. Blanchard, 1968 : « Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie », pages 280-299. Citons au moins une phrase, de l’introduction : « … le concept général des grandeurs de dimensions multiples, comprenant comme cas particulier les grandeurs étendues, n’a jamais été l’objet d’aucune étude. En conséquence, je me suis posé d’abord le problème de construire, en partant du concept général de grandeur, le concept d’une grandeur de dimensions multiples. Il ressortira de là qu’une grandeur de dimensions multiples est susceptible de différents rapports métriques, et que l’espace n’est par suite qu’un cas particulier d’une grandeur de trois dimensions. ») et Henri Poincaré (qui autant que je sache n’a pas précisé la définition, mais qui a abondamment et brillamment utilisé la notion) à Hermann Weyl (livre influent en 1914) et Hassler Whitney (qui a formulé la définition quasi-définitive de variété différentiable, en 1936). Les petites valeurs de n correspondent aux courbes (dimension \(n=1)\), aux surfaces (dimension \(n=2)\), et aux variétés de dimension \(3\) (à la limite des exemples « visibles » par tout un chacun). Autre exemple : l’ensemble des positions d’un vélo schématisé constitue une variété de dimension \(8\), puisqu’il faut \(8=3+2+1+2\) nombres pour fixer son état : trois pour la position du centre du cadre, deux de plus pour l’orientation du cadre, encore un pour l’angle que fait le guidon avec le cadre, et enfin deux pour l’angle dont a tourné chaque roue depuis une position de référence. (Il faudrait d’autres dimensions pour tenir compte de la position des pédales, etc.)
En particulier, il existe une sphère de dimension n pour tout \(n\). C’est un cercle si \(n=1\) et la « sphère de tout le monde » si \(n=2\). La conjecture de Poincaré énonce qu’une variété \(M\) de dimension \(n≥2\) est une sphère dès que les conditions suivantes sont satisfaites : d’abord toute courbe fermée qui y est tracée peut être déformée continûment en un point, et plus généralement toute k-sphère dans \(M\) peut être déformée continûment en un point, pour \(k\) tel que \(1≤k≤n−1\). Lorsque \(n=2\), la conjecture est vraie, comme on le savait bien dès la fin du XIXe siècle.
Avant Smale, le consensus était que la dimension 3 était hyper-compliquée (et avait résisté à de nombreux efforts depuis la formulation de la conjecture, par Poincaré en 1904), la dimension \(4\) tout à fait inaccessible, et aucun mathématicien sérieux n’imaginait réfléchir aux dimensions supérieures. Déjà depuis sa thèse, de 1957, Smale a vu qu’on pouvait « casser la barrière de la dimension » et explorer avec profit les grandes dimensions 5Pour en savoir plus à ce sujet, voir le livre de vulgarisation (en anglais) de Steve Batterson, « Stephen Smale : the Mathematician Who Broke the Dimension Barrier », Amer. Math. Soc., 2000. Les mathématiciens de métier pourront quant à eux lire de savoureux articles et comptes rendus dans « From topology to computation, Proceedings of the Samlefest », édité par M.W. Hirsch, J.E. Marsden et M. Shub, Springer, 1993 ; il s’agit des comptes rendus d’une conférence qui a eu lieu à Berkeley du 5 au 9 août 1990, à l’occasion du 60e anniversaire de Smale.. C’est dans cet élan qu’il a montré la conjecture de Poincaré en toutes dimensions \(≥5\) (résultat pour lequel il a reçu la médaille Fields en 1966). Les dimensions \(n≥5\) sont souvent « plus faciles » à comprendre, car il y a assez de place pour des constructions aisées, lesquelles sont impossibles si \(n≤4\).
Il fallut attendre une vingtaine d’années pour que les spécialistes comprennent la situation et résolvent la conjecture de Poincaré en dimension \(4\) (Michael Freedman, 1982, médaille Fields en 1986) et le début du XXIe siècle pour la dimension \(3\) (Grigori Perelman, 2003, 6voir par exemple Géométriser l’espace : de Gauss à Perelman et La preuve de la conjecture de Poincaré d’après G. Perelman). La solution de la conjecture de Poincaré dépasse largement celle d’un problème isolé : son importance vient de ce qu’elle marque le début de notre compréhension profonde des variétés de dimensions d’abord \(≥5\), puis \(≥4\), puis \(≥3\).
Un mathématicien ne se résume pas à ses résultats : c’est aussi un être humain, un style — et celui de Smale vaut le détour. Les idées qui lui permirent de démontrer la conjecture de Poincaré datent d’un séjour qu’il fit à Rio de Janeiro. Son appartement dominait la plage de Copacabana, où il passait ses matinées (muni d’un crayon et de papier !), avant d’aller discuter l’après-midi avec Elon Lima et Mauricio Peixoto, deux mathématiciens brésiliens. Son assiduité à la plage fut mal vue par certains des fonctionnaires chargés de lui verser son salaire ; et il fallut un important soutien de la communauté mathématique pour rectifier la rigidité des bureaucrates.
Pour terminer de manière moins anecdotique, traduisons (de manière très libre …) la fin d’un discours et hommage à Smale de René Thom, datant de la « SmaleFest » de 1990, et reproduit aux pages 77-78 du volume « From topology to computation, … » cité en note.
« On pourrait dire qu’il y a essentiellement deux types d’écrits mathématiques : le style constipé et le style décontracté. Il va sans dire que le style constipé vient de notre vieux maître Bourbaki […]. Les formalistes de l’Ecole de Hilbert croyaient que les mathématiques peuvent être faites — ou doivent être faites — sans souci du sens. Mais quand nous avons à choisir entre la rigueur et la signification, les mathématiciens décontractés choisissent sans hésiter la signification. Et nous sommes bien d’accord, laissant la vieille garde à ses récriminations contre l’écriture laxiste. La rigueur vient toujours une fois ou l’autre ; comme le Général de Gaulle le disait : L’intendance, ça suit toujours, voulant dire que les munitions suivent toujours les combattants.
Toi [Thom s’adresse à Smale !], tu as toujours considéré les mathématiques comme un jeu (ce qui justifie un certain relâchement du style), et nous avons tant apprécié ton jeu. […] »
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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
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