Benoît Mandelbrot

Publié le 24 novembre 2010

J’ai eu la chance d’être post-doc de Benoît Mandelbrot. En le rejoignant au « Thomas J. Watson Research Center » d’IBM je n’imaginais pas que l’empreinte de cette année serait aussi forte sur mon orientation scientifique. Je l’ai côtoyé journellement pendant un an, ce qui a été l’occasion d’entretiens quasi quotidiens. La conversation commençait toujours sur des sujets scientifiques mais, très vite, elle prenait un tour inopiné et les sujets les plus éclectiques étaient abordés. Benoît associait librement sur les pensées qui lui venaient à l’esprit. Ce qui m’étonne encore c’est qu’il ne perdait jamais le fil : alors qu’il ouvrait beaucoup de parenthèses, il les refermait toujours dans le bon ordre, parfois après plus d’une heure. C’était un homme d’une exceptionnelle profondeur et d’une grande érudition. C’était aussi un homme de cœur authentiquement chaleureux. Ces moments ont été le départ aussi bien d’une interaction scientifique fructueuse que d’une longue amitié.

Son parcours atypique est bien connu : après avoir été professeur à l’Université de Lille, il prend un poste à IBM où il devient très vite IBM Fellow, ce qui lui assure une très grande liberté. Au début des années 80, en prenant sa retraite d’IBM il devient professeur à Harvard, mais c’est à Yale qu’il s’établit de façon durable.

Ses travaux des années 60 et du début des années 70 l’ont amené à publier un manifeste « Les objets fractals » dans lequel il montrait que des objets, jusqu’alors considérés par une grande partie de la communauté mathématique comme des curiosités, voire même des objets tératologiques, se rencontraient partout dans la nature. Il donnait une foule d’exemples dans une multitude de domaines : géographie, géologie, hydrologie, météorologie, métallurgie, physique, finance…

Il y a eu ensuite une certaine période de latence à l’issue de laquelle s’est tenu en 1983 à Courchevel le premier colloque sur les fractals. C’était un colloque pluridisciplinaire, comme l’ont été ceux des dix années suivantes. Ces congrès étaient passionnants et très stimulants.

Mandelbrot n’est certes pas l’inventeur des dimensions fractionnaires, mais c’est bien lui l’inventeur du concept de fractal, qui transcende le cadre purement mathématique. Comme tout concept, il n’est pas facile à définir. Pendant quelque temps, on l’a pressé d’en donner une définition mathématique. Il s’y est toujours refusé. Il ne semble en effet pas possible, ni même souhaitable, d’englober dans une même définition les objets mathématiques et les objets « réels » qu’ils modélisent. Disons que la formulation la moins réductrice serait qu’un objet fractal présente sur un nombre suffisant d’échelles une certaine auto-similarité ou auto-affinité (déterministe ou statistique).

Comme beaucoup de glorieux prédécesseurs Mandelbrot n’était pas seulement un mathématicien. Il a apporté des contributions fondamentales à beaucoup d’autres sciences. Ceci est particulièrement remarquable à notre époque où l’organisation de la recherche provoque généralement une hyper-spécialisation. C’était un authentique mathématicien mais sa pratique pouvait dérouter. A côté d’articles écrits pour les mathématiciens — je pense en particulier à ceux sur les recouvrements aléatoires et aux notes de 1974 sur ce que l’on appelle maintenant cascades ou martingales de Mandelbrot ou processus multiplicatifs — il en a écrit beaucoup d’autres destinés à un lectorat beaucoup plus large. Ceci explique que dans beaucoup de cas il se soit plus attaché à définir des modèles et à les justifier sous des hypothèses simples que d’explorer lui-même les derniers développements mathématiques auxquels ils pouvaient donner lieu. Pourtant ces développements l’intéressaient au plus haut point ; il y attachait beaucoup d’importance, soumettait la question à d’autres et s’enquérait, parfois avec insistance, de l’avancement des choses.

Mandelbrot était un visionnaire et ses idées ont bien souvent mis du temps à être comprises et acceptées. Il en est notamment ainsi en ce qui concerne la turbulence. Son article « Intermittent turbulence in self-similar cascades : divergence of high moments and dimension of the carrier » s’attaquait à un dogme et sa parution a été plusieurs fois retardée (première version en 1968, parution en 1974). Son autre article au titre prudent « Possible refinement of the lognormal hypothesis… » a demandé moins de temps pour être publié (soumission en 1969, parution en 1972). Même après cette parution et celle de 1974, il a fallu plusieurs années à la communauté de la turbulence, qui n’y était pas préparée faute de posséder des outils mathématiques pertinents — comme les mesures —, à le comprendre. Cette compréhension n’a été que progressive et l’introduction de modèles simplifiés, tel le « β-model », y a contribué.

Ce travail sur la turbulence a lancé le sujet des cascades multiplicatives qui depuis presque quarante ans a inspiré de très nombreux auteurs et reste d’actualité.

Parmi les nombreuses contributions de Mandelbrot, je retiens aussi ses travaux en statistiques. Il a notamment mis en évidence plusieurs faits jusqu’alors souvent négligés : l’occurrence fréquente de lois « à queues épaisses », en particulier « en\( 1/f\) » et les dépendances à long terme dans nombre de séries chronologiques. Enfin, il a attiré l’attention sur l’inadéquation des modèles gaussiens à la réalité financière.

Pour Mandelbrot, l’examen de figures et de diagrammes était une source importante d’intuition. De par son appartenance à IBM il a très tôt disposé des ordinateurs les plus puissants et bénéficié du concours d’informaticiens inspirés. Sans construction par ordinateur de fractals moins « naïfs » que les paradigmes usuels (tels l’ensemble de Cantor et la courbe de Von Koch) il aurait été impossible de simuler de façon réaliste des objets naturels comme les montagnes, les côtes découpées, les frontières, les nuages, les dépôts de métal par évaporation sur certains substrats, les dépôts électrolytiques, les séries chronologiques boursières… Sans ordinateurs il n’aurait pas non plus été possible de voir puis d’étudier la belle complexité de l’ensemble de Mandelbrot.

Mandelbrot avait le souci constant de remonter aux sources ; en témoignent les abondantes bibliographies de ses livres et articles. Il avait une connaissance approfondie de tous les ouvrages et articles qu’il citait. Il a souvent, en exhumant des articles anciens, donné un regain de notoriété à des auteurs un peu oubliés ou méconnus.

Benoît Mandelbrot ne laissait personne indifférent. Son talent et son œuvre lui ont valu de recevoir des prix parmi les plus prestigieux. Malheureusement sa reconnaissance en France est loin d’égaler sa notoriété internationale. Il l’a très mal vécu, non pas qu’il eût été tellement avide d’hommages, mais parce qu’il avait une conscience aigüe de la qualité de son travail et qu’il pensait qu’il faisait honneur à la communauté qui l’avait formé et à laquelle il était très attaché. Il nous laisse, avec la grande tristesse de l’avoir perdu, une œuvre considérable et foisonnante. Il faudra encore beaucoup de temps et de travail pour explorer les pistes qu’il a ouvertes.

ÉCRIT PAR

Jacques Peyrière

Professeur émérite - Université Paris-Saclay

Commentaires

  1. Jean-Paul Allouche
    juin 30, 2011
    13h19

    J’ai bien aimé cet article où l’on retrouve les qualités exceptionnelles de Benoît Mandelbrot. Merci ! (ah oui j’ajoute une chose, le congrès de Courchevel, c’était en 1982 pas en 1983 : ce congrès m’a beaucoup appris et je ne l’ai pas oublié).

  2. Martinoty
    juillet 11, 2013
    11h22

    Benoît MANDELBROT, le fractaliste, le « maverick », …et moi !

    Tout matheux digne de ce nom connaît le très décoratif « ensemble de Mandelbrot » issu de la représentation graphique d’une dynamique quadratique de formule simple mais à image complexe.C’est grâce à l’usage intensif des ordinateurs d’ IBM où il a été embauché en 1958, que Mandelbrot (docteur en maths appliquées, président du jury : le prince Louis de Broglie)a atteint la gloire avec cet ensemble époustouflant où il convient de zoomer à fond tous azimuts, afin de découvrir la richesse de cette figure auto-similaire quasi-onirique , du moins pour la version la plus élaborée.

    Mandelbrot est un cosmopolite polono-franco-américain : naissance (1924) et adolescence à Varsovie, Polytechnique en France, Caltech-MIT-IAS aux USA, …, IBM (Yorktown Heights) jusqu’en 1993 ; enfin « Sterling Professor » à Yale (décès en 2010)

    J’ai rencontré Mandelbrot, pour la première et dernière fois, dans des circonstances bizarres.
    C’était au début des années 90, lors d’un colloque scientifique à Paris ; accoudée à un bar, profitant d’une pause, je vois s’approcher un monsieur imposant qui me dévisage, scrute mon badge nominatif (je lis sur le sien : Benoît Mandelbrot) puis se lance spontanément dans une conversation à bâtons rompus après avoir, curieusement, proféré ce compliment préliminaire : « mais c’est une jolie femme » sur le ton de celui auquel on aurait prédit que la femme en question était un vrai laideron !

    Il me parle de l’effet négatif de l’expulsion des juifs de Pologne, sur le développement ultérieur de ce pays
    Il précise que la notion de « peuple élu » peut s’appliquer, selon lui, à tout peuple de la Planète
    Il brode sur l’évolution récente de la forme des avions (je sais qu’à Caltech, il a choisi la filière « aéronautique » abandonnée par la suite, mais comment sait-il que je suis aussi pilote d’avion)
    Il commence à se lancer dans des développements sur ses fameuses « fractales » mais est brusquement interrompu par un congressiste qui vient lui rappeler ses obligations pressantes de conférencier.

    Dommage, je suis restée sur ma faim !
    Mais j’ai pu l’assouvir une …vingtaine d’années plus tard en lisant son autobiographie récente « The fractalist » (non encore traduite en français, à ma connaissance)
    On y découvre avec amusement de multiples anecdotes savoureuses relatives à une foule de scientifiques de haut niveau qu’il a côtoyés de près,grâce notamment à son oncle Szolem Mandelbrot, matheux académicien et professeur au Collège de France ; aussi quelques célébrités non-scientifiques :

    en France, en vrac : Hadamard, Paul Lévy, Gaston Julia, Montel, Leprince-Ringuet, Lichnerowicz, Kastler , Giscard d’ Estaing, …
    aux USA : von Neumann, Oppenheimer, Cray, Bethe, Millikan, Feller, Chomsky, Wiener, …
    ailleurs : l’impératrice du Japon, le pape Jean-Paul II, le président d’ Israël Weizman, …

    On apprend aussi, grâce à ce livre :

    que Mandelbrot a obtenu des résultats significatifs dans des domaines très divers, avec ses méthodes fractales entre autres :
    linguistique (loi de Zipf-Mandelbrot) économie et finances ( cours de bourse, ..) thermodynamique et turbulences, crues du Nil, découpage des côtes de Bretagne, croissance des plantes, phénomènes multiples d’itération,..et même en art (peinture, architecture, ..)
    qu’il a récolté de très nombreux prix et distinctions, mais pas le Nobel
    qu’il a fini par dégager la notion cruciale de « rugosité » et de sa dimension de Hausdorf non entière

    On lira avec profit, outre son autobiographie, son livre fondamental « La géométrie fractale de la Nature »

    Ah, merci Benoît Mandelbrot !
    Un regret cependant : je ne saurai probablement jamais pourquoi vous avez abordé si familièrement une inconnue, moi en l’occurrence,à Paris lors de ce colloque mémorable, à la fin du 20* siècle !

  3. David
    septembre 13, 2016
    21h52

    La loi de Zipf a longtemps été une sorte de « mystère ». Mandelbrot va en donner une « explication » rationnelle et plus affinée qui est reliée au concept d’information. Voir l’article sur ce site même parlant de la théorie de Shannon. Il est d’ailleurs étonnant que ces notions soient presque éclipsées de la culture scientifique au lycée. Ne faudrait-il pas en effet aborder ces sujet centraux plutôt que de s’invétérer à soumettre des exercices pour des exercices ? N’est-ce pas à travers ces découvertes que l’on perçoit mieux le sens et l’enjeu des mathématiques ? Les Images mathématiques pourraient être d’avantage mises en avant dans l’enseignement moderne. Et on peut regretter ne trouver que ce site dans ce domaine ! (en français tout du moins) il en existe d’autres certes, mais trop peu !
    Voir aussi pour ceux que ça intéresse le sujet sur l’enseignement des mathématiques et l’approche spatiale. On y montre à quel point, la compréhension géométrique des mathématiques est centrale. Poincaré disait d’ailleurs « visualiser les problèmes – bien qu’il était mauvais dessinateur…
    https://www.dmdemaths.fr/blog-de-maths/pensee-spatiale qui fait été brièvement des recherches entre les mathématiques et la façon de les appréhender de façon « spatiale ». les technologies modernes parviendront-elles au passage à donner des outils pour « mieux » comprendre les maths dans le secondaire ?

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