Arts et Mathématiques : de nouvelles interactions ?

Publié le 19 décembre 2011

Philosophie et mathématiques ont toujours fait bon ménage, depuis Socrate et Platon, en passant par Pascal et Descartes, et jusqu’à Henri Poincaré, Bernard Russel et plus récemment Gian-Carlo Rota… pour ne citer que quelques noms. Les rapports entre arts et mathématiques sont certainement plus ténus, et on serait en peine de citer des noms au firmament des deux domaines. Il serait hâtif d’en conclure à une absence de relations. Du 4 et le 9 décembre, j’ai participé à un petit colloque intitulé « Mathematics : Muse, Maker and Measure of the Arts ».

Les lecteurs qui pousseront la curiosité jusqu’à aller sur le site web de la conférence se rendront immédiatement compte que nous avons eu très froid… en contraste avec les débats, chaleureux et animés. Au-delà du lyrisme dégagé par le titre, chaque mot de celui-ci est à prendre au pied de la lettre ; en effet, ce colloque réunissait trois communautés a priori assez distinctes :

  • une première utilise directement des objets mathématiques, généralement de nature géométrique, pour générer des œuvres d’art ;
  • des artistes témoignaient que les mathématiques figurent en bonne place parmi leurs différentes sources d’inspiration ;
  • enfin des mathématiciens (au sens large, les domaines de compétence débordant largement du côté du traitement d’images) expliquaient comment des outils scientifiques peuvent apporter à l’histoire de l’art des nouveaux éléments d’analyse.

En ce qui concerne les mathématiques comme source d’œuvres, on pense naturellement à la fascination exercée par les ensembles de Mandelbrot ou de Julia ; au delà des ces exemples bien connus, on pourra par exemple aller visiter la fascinante page web d’Akiyoshi Kitaoka, mentionnée durant la conférence de Craig Kaplan, lui-même éditeur en chef du « Journal of Mathematics and the Arts » David Mumford a montré des travaux de Luis Alvares, Yann Gousseau et Jean-Michel Morel : en respectant une contrainte d’invariance d’échelle des images, ils effectuent des tirages poissoniens de disques dans le plan, conduisant ainsi à de véritables tableaux numériques, générés par ordinateur, et présentant des similarités avec les œuvres de Kandinsky ou Delaunay. Robert Moody et Reza Sarhanghi ont parlé des pavages au moyen de quasi-cristaux à symétrie pentagonale que l’on peut retrouver dans certaines mosaïques médiévales perses. Reza Sarhanghi est l’un des organisateurs des conférences « Bridges : Mathematics, Music, Art, Architecture, Culture »

La poète Alice Major a montré la place que les mathématiques tiennent parmi ses sources d’inspiration. Elle a notamment expliqué la démarche qui l’a conduite à écrire son dernier livre : « Intersecting sets : A poet looks at “science” » au titre évocateur. Elle a aussi signalé le très fort intérêt que le poète Shelley portait aux sciences de son époque.

Les plus mathématiciens (ou les moins artistes ?) abordaient le problème de la stylométrie : le but est de construire une sorte de « distance » entre les styles de différents artistes mesurable par des techniques scientifiques. Si la stylométrie littéraire est un domaine aux méthodes aujourd’hui assez consensuelles (il s’agit d’outils statistiques pour mesurer la différence entre les styles de différents auteurs, ou du même auteur à différentes périodes), il est loin d’en être de même pour la stylométrie visuelle, beaucoup plus récente. Plusieurs des groupes de chercheurs représentés au colloque (par Ingrid Daubechies, Shannon Hugues, Patrice Abry, Yang Wang et moi-même) ont travaillé sur un « défi » lancé par le musée Van Gogh d’Amsterdam : Celui-ci a fourni aux différentes équipes une série de photographies haute définition de vrais Van Gogh, une autre de faux, ainsi que quelques tableaux sur lesquels aucune information n’était fournie. Il s’agit de trouver des critères quantitatifs discriminants, permettant de regrouper les vrais Van Gogh dans un groupe homogène, et les faux dans un autre, les deux ensembles de points étant suffisamment disjoints pour que les tableaux non attribués tombent sans ambiguïté dans l’un ou l’autre paquet : sans entrer dans des détails trop techniques, je mentionnerai seulement un intéressant point de méthodologie commun à toutes les équipes qui ont participé au défi : les bases d’ondelettes utilisées comme outils d’analyse. Après des premiers succès sur les Van Gogh, de nouveaux défis succédèrent à celui-ci : Une nouvelle base de données fût établie par Charlotte Casper à qui l’on a demandé de peindre des tableaux, puis de se copier elle-même ; puis des études ont été menées sur des peintures du moyen-age, des dessins de Brueghel,…

Une utilisation remarquable de l’analyse de Fourier a été fournie par Jason Brown, qui a élucidé l’un des grands « problème inverse » de la musicologie contemporaine : dans le premier enregistrement de « Hard day’s night », quelle notes sont jouées dans l’accord initial ? Il a pu mettre en évidence le fait que les controverses entre spécialistes venaient du fait…. qu’une note de piano était passée inapercue au milieu des guitares ! Un hommage des participants du colloque à cette découverte spectaculaire se trouve ici.

Dans une veine assez similaire, James Coddington, conservateur en chef du MoMa, a signalé que des critères d’estimation de dimension fractale avaient permis de différencier des vraies œuvres de Pollock de tableaux découverts après sa mort, et qui faisaient débat parmi les historiens d’art. Des analyses chimiques de la peinture utilisée ont ensuite permis de confirmer que ces tableaux étaient effectivement des faux.

Une autre école de scientifiques était aussi représentée. Leur idée de départ est de baser la classification non plus sur des méthodes d’analyse, mais de statistique. Ainsi James Wang a collaboré à la construction d’un prototype d’appareil photo tout à fait curieux, basée sur le logiciel suivant : On demande à des milliers d’internautes de noter des centaines d’images de façon totalement subjective, suivant leur goût. On en déduit un critère de notation applicable à une image arbitraire. L’image qui va être prise par l’appareil photo est envoyée par internet à un logiciel de comparaison, et le photographe est prévenu en temps réel de la « note » qu’obtiendrait sa photo : une bonne note garantit que la photo qui va être effectuée plairait au maximum d’internautes (mais je ne voudrais pas chanter trop fort les louanges de ce logiciel, de peur que l’IMU (International Mathematical Union) n’ait l’idée d’en adapter l’idée pour classer les revues de mathématiques en faisant voter tous les internautes…). On voit ici l’utilisation d’une idée intéressante, récurrente dans plusieurs exposés : celle de l’emploi des « mecanical turcs » : on utilise la participation d’un très grand nombres d’internautes pour leur demander de faire chacun une petite tâche, éventuellement faiblement rémunérée. Cette idée peut aussi être déclinée pour élaborer des œuvres d’art ; l’exemple suivant a été mentionné durant le colloque : un billet de un dollar, est découpé en milliers des petits rectangles dont chacun est envoyé à un internaute différent, qui ne sait pas quelle est l’origine des quelques traits qu’il voit. On lui demande seulement de les copier librement et de renvoyer le résultat. Le billet ainsi reconstruit devient une œuvre originale et collective.

Qui dit art dit musée, et qui dit art et mathématiques dit… musée des mathématiques : le Momath a été présenté par George Hart, son futur directeur ; il ouvrira à l’automne 2012 dans Manhattan. Il s’agit d’un projet ambitieux, soutenu par de nombreux mécènes, notamment parmi les traders new-yorkais (felix culpa !) qui ont souvent une forte formation mathématique. On peut se faire une bonne idée de ce que sera ce musée en en faisant une visite virtuelle. J’ai été très intéressé par un outil qui semble presque aussi naturel dans cette communauté que l’imprimante pour nous : le « 3D printer », qui permet de construire des objets mathématiques en 3 dimensions à partir de données mathématiques fournies par l’utilisateur. J’ai été particulièrement impressionné par les « tétraèdres de Sierpinski » Les concepteurs de ce musée organisent aussi des expositions de mathématiques itinérantes. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’éveiller la curiosité, l’émerveillement, le goût du casse-tête et du défi mathématique chez les plus jeunes.

Un intéressant sujet de débats n’a cependant pas été abordé : Existe-t-il une esthétique interne aux mathématiques qui guide les choix que font les mathématiciens, et leur permet également de décider de l’importance des résultats ? Nombreux sont les mathématiciens qui parlent de « beau théorème », « belle démonstration », en en faisant même un critère objectif d’intérêt : un referee d’article concluant son analyse par un « C’est un résultat magnifique » a toutes les chances de faire accepter l’article pour publication sans que l’éditeur du journal lui demande ce qu’il entend exactement par magnifique. Un consensus existe-t-il pour autant ? rien n’est moin sûr, et l’existence de tels critères esthétiques est discutable, comme le souligne souvent Jean-Paul Allouche, par exemple.

En conclusion, je voudrais dire toute mon admiration pour le comité scientifique de BIRS (Banff International Research Station for mathematical innovation and discovery) qui n’a pas hésité à sélectionner un projet de colloque peu orthodoxe, mais qui s’est avéré fort enrichissant pour tous. Un participant au colloque qui se tenait en parallèle (« Hodge Theory and string duality ») m’a même avoué, avec un brin d’envie dans la voix : « You seem to have much more fun than us » !

Crédits images

La photo est issue du site Momath.

ÉCRIT PAR

Stéphane Jaffard

Professeur - université Paris Est Créteil

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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