À propos de l’oxymore « C’est probablement vrai »

Écrit par Denis Talay
Publié le 12 octobre 2009
Version espagnole

Mon précédent billet, intitulé « Le hasard fait bien les choses », se terminait par l’annonce d’une suite consacrée à l’oxymore « C’est probablement vrai ». Puis l’été est passé sans que je rédige cette suite. Par contre, j’ai lu le dernier ouvrage d’un de mes auteurs actuels favoris, Jean Rouaud. Ce dernier est un très grand écrivain qui scrute en profondeur, tantôt la durée des douleurs (il lui a fallu plusieurs ivres pour dessiner en creux la figure tragique du père disparu en pleine jeunesse), tantôt l’instantanéité fulgurante du sentiment amoureux. Son écriture ample, sinueuse, mélodique, revendique à raison ses racines chez Chateaubriand – on est loin des objets de consommation qui encombrent les librairies. « La Femme Promise », sans surprise, a comblé mes attentes littéraires – à un mot près. Page 90, on trouve la phrase suivante : « Ce qui veut dire, que le hasard qui vous a réunis, dont vous n’avez pas discuté, auquel vous n’avez pas essayé de résister, adoptant immédiatement la solution incongrue qu’il vous offrait – mais pour nous, le hasard est un mot commode qui cache une démission de la raison à ce qui lui échappe – a bien fait les choses ».

Le mot « démission » est une erreur. La théorie des probabilités, au contraire d’être une démission de la raison, est une formidable construction intellectuelle pour appréhender la connaissance imparfaite des données d’une expérience sensible (mon précédent billet évoque les erreurs de mesures, les imperfections de certains modèles mathématiques ou physiques, voire les impossibilités à modéliser correctement certains phénomènes, je n’y reviens pas). Quelles sont les bases de cette construction ?

Il a fallu longtemps pour forger les outils mathématiques permettant de modéliser des phénomènes « incertains » et de justifier rigoureusement des observations expérimentales (simples comme la loi des séries, ou compliquées comme les convergences vers l’équilibre de particules désordonnées). De fait, il a fallu attendre la théorie des ensembles et la théorie de l’intégration (de Borel et Lebesgue) pour qu’Andreï Nikolaïevitch Kolmogorov, en 1933, puisse écrire « Grundbegriffe der Wahrscheinlichkeitsrechnung » (« Fondements du calcul des Probabilités »). Dans un futur billet je tenterai d’expliquer l’avancée scientifique extraordinaire que représente cet ouvrage. Pour le moment, je souligne seulement que Kolmogorov introduit la notion de « mesure de probabilités » et quelques axiomes qui sous-tendent toute la théorie des probabilités. Dans ce cadre  axiomatique et dans le cadre de la logique booléenne, une preuve est soit juste, soit erronée, et un résultat est soit vrai, soit faux. Ainsi, si je joue à pile ou face dans des conditions d’expérience qui justifient la modélisation habituelle, alors l’apparition de deux fois pile en deux jets est de probabilité 1/4 ; évidemment, ce résultat est vrai sous les hypothèses effectuées. De même, quand on dit « c’est probablement vrai qu’il fera beau demain », on ne signifie pas que « par un raisonnement peut-être juste, peut-être erroné (allez savoir), je prédis du beau temps pour demain », mais on affirme que l’évènement « il fera beau demain » a une probabilité non nulle de se produire (voire une probabilité proche de 1), et qu’on sait le prouver.

A propos, soulignons que, pour prouver l’affirmation en question, il faut commencer par préciser l’objet « probabilité ». Pour illustrer ce point essentiel, examinons la question suivante. Jetons un dé bleu et un dé rouge ; quelle est la probabilité pour que la somme des faces vaille 7 ? La réponse semble évidente : sur les 36 paires de deux chiffres possibles, six sont convenables ; la probabilité recherchée est donc 1/6. Toutefois on pourrait prétendre que le résultat de l’expérience est n’importe quel entier entre 2 et 12 et conclure que la probabilité est 1/11. En fait, les deux réponses n’ont aucun sens puisqu’on n’a pas précisé la mesure des probabilités sous laquelle on effectue les calculs. S’il s’agit de la loi uniforme sur les tirages, la première réponse est correcte, mais ce modèle serait mauvais si les dés sont pipés ; dans ce cas, il faudrait choisir une nouvelle mesure de probabilités qui refléterait au mieux le caractère inéquitable du jeu.Mon précédent billet, intitulé « Le hasard fait bien les choses », se terminait par l’annonce d’une suite consacrée à l’oxymore « C’est probablement vrai ». Puis l’été est passé sans que je rédige cette suite. Par contre, j’ai lu le dernier ouvrage d’un de mes auteurs actuels favoris, Jean Rouaud. Ce dernier est un très grand écrivain qui scrute en profondeur, tantôt la durée des douleurs (il lui a fallu plusieurs livres pour dessiner en creux la figure tragique du père disparu en pleine jeunesse), tantôt l’instantanéité fulgurante du sentiment amoureux. Son écriture ample, sinueuse, mélodique, revendique à raison ses racines chez Chateaubriand – on est loin des objets de consommation qui encombrent les librairies. « La Femme Promise », sans surprise, a comblé mes attentes littéraires – à un mot près. Page 90, on trouve la phrase suivante : « Ce qui veut dire, que le hasard qui vous a réunis, dont vous n’avez pas discuté, auquel vous n’avez pas essayé de résister, adoptant immédiatement la solution incongrue qu’il vous offrait – mais pour nous, le hasard est un mot commode qui cache une démission de la raison à ce qui lui échappe – a bien fait les choses ».

Le mot « démission » est une erreur. La théorie des probabilités, au contraire d’être une démission de la raison, est une formidable construction intellectuelle pour appréhender la connaissance imparfaite des données d’une expérience sensible (mon précédent billet évoque les erreurs de mesures, les imperfections de certains modèles mathématiques ou physiques, voire les impossibilités à modéliser correctement certains phénomènes, je n’y reviens pas). Quelles sont les bases de cette construction ?

Il a fallu longtemps pour forger les outils mathématiques permettant de modéliser des phénomènes « incertains » et de justifier rigoureusement des observations expérimentales (simples comme la loi des séries, ou compliquées comme les convergences vers l’équilibre de particules désordonnées). De fait, il a fallu attendre la théorie des ensembles et la théorie de l’intégration (de Borel et Lebesgue) pour qu’Andreï Nikolaïevitch Kolmogorov, en 1933, puisse écrire « Grundbegriffe der Wahrscheinlichkeitsrechnung » (« Fondements du calcul des Probabilités »). Dans un futur billet je tenterai d’expliquer l’avancée scientifique extraordinaire que représente cet ouvrage. Pour le moment, je souligne seulement que Kolmogorov introduit la notion de « mesure de probabilités » et quelques axiomes qui sous-tendent toute la théorie des probabilités. Dans ce cadre axiomatique et dans le cadre de la logique booléenne, une preuve est soit juste, soit erronée, et un résultat est soit vrai, soit faux. Ainsi, si je joue à pile ou face dans des conditions d’expérience qui justifient la modélisation habituelle, alors l’apparition de deux fois pile en deux jets est de probabilité 1/4 ; évidemment, ce résultat est vrai sous les hypothèses effectuées. De même, quand on dit « c’est probablement vrai qu’il fera beau demain », on ne signifie pas que « par un raisonnement peut-être juste, peut-être erroné (allez savoir), je prédis du beau temps pour demain », mais on affirme que l’évènement « il fera beau demain » a une probabilité non nulle de se produire (voire une probabilité proche de 1), et qu’on sait le prouver.

A propos, soulignons que, pour prouver l’affirmation en question, il faut commencer par préciser l’objet « probabilité ». Pour illustrer ce point essentiel, examinons la question suivante. Jetons un dé bleu et un dé rouge ; quelle est la probabilité pour que la somme des faces vaille 7 ? La réponse semble évidente : sur les 36 paires de deux chiffres possibles, six sont convenables ; la probabilité recherchée est donc 1/6. Toutefois on pourrait prétendre que le résultat de l’expérience est n’importe quel entier entre 2 et 12 et conclure que la probabilité est 1/11. En fait, les deux réponses n’ont aucun sens puisqu’on n’a pas précisé la mesure des probabilités sous laquelle on effectue les calculs. S’il s’agit de la loi uniforme sur les tirages, la première réponse est correcte, mais ce modèle serait mauvais si les dés sont pipés ; dans ce cas, il faudrait choisir une nouvelle mesure de probabilités qui refléterait au mieux le caractère inéquitable du jeu.

De manière générale, le choix d’une mesure de probabilité bien adaptée à l’expérience est un problème difficile. On l’aborde à l’aide des statistiques ou de techniques numériques délicates d’optimisation. Le plus souvent, il n’existe pas un seul modèle probabiliste raisonnable et un énoncé du type « on observera une valeur positive avec probabilité au moins 0.5 » (condensé en « c’est probablement vrai qu’on observera une valeur positive ») pourra être vrai ou faux selon la mesure de probabilités retenue.

En conclusion, en probabilités comme dans les autres branches des mathématiques, un énoncé est toujours soit vrai, soit faux. Seules sont probables les occurrences d’événements particuliers. Le but des spécialistes en probabilités est de choisir, pour une expérience donnée, une mesure de probabilités appropriée et de calculer, pour cette mesure, les probabilités d’occurrence d’événements intéressants.

De manière générale, le choix d’une mesure de probabilité bien adaptée à l’expérience est un problème difficile. On l’aborde à l’aide des statistiques ou de techniques numériques délicates d’optimisation. Le plus souvent, il n’existe pas un seul modèle probabiliste raisonnable et un énoncé du type « on observera une valeur positive avec probabilité au moins 0.5 » (condensé en « c’est probablement vrai qu’on observera une valeur positive ») pourra être vrai ou faux selon la mesure de probabilités retenue.

En conclusion, en probabilités comme dans les autres branches des mathématiques, un énoncé est toujours soit vrai, soit faux. Seules sont probables les occurrences d’événements particuliers. Le but des spécialistes en probabilités est de choisir, pour une expérience donnée, une mesure de probabilités appropriée et de calculer, pour cette mesure, les probabilités d’occurrence d’événements intéressants.

ÉCRIT PAR

Denis Talay

Directeur de Recherche - INRIA - Université Paris Saclay

Commentaires

  1. Olivier Faugeras
    mai 6, 2010
    12h50

    Cher Denis,

    Ne penses-tu pas qu’il serait utile de nuancer ton dernier paragraphe dans lequel tu dis « un énoncé est toujours soit vrai, soit faux », ce qui est correct, en lui ajoutant la conséquence du premier théorème d’incomplétude de Gödel qui dit que tout système formel consistant qui contient « suffisamment » de théorie des entiers naturels est incomplet, c.a.d. qu’il contient des propositions vraies mais indémontrables.
    Répondre à ce message

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