À Michelle Schatzman : merci !

Écrit par Joël Merker
Publié le 24 septembre 2010

Au nom de tous les IdM-istes occasionnels et mathématiciens d’autres champs fertiles en calculs plus ou moins infaisables, merci, Maria Esteban, de nous avoir parlé de Michelle Schatzman au moment de sa disparition, que nous ignorions si probable, et que nous étions dans l’incapacité de soupçonner, tant sa vivacité d’esprit se manifestait avec conviction et réactions régulières sur le site.

Trajectoires improbables sur le nouveau forum des mathématiques imaginaires  : IdM s’est voulu lieu de poésie potentielle et partielle, confluents d’âmes mathématiciennes, et contre toute attente peut-être, des liens ténus d’échange se sont formés, des partages de richesses spirituelles ont été possibles, des jardins exotiques se sont ouverts.

En particulier, j’aimerais nous faire souvenir d’une idée qui fut marquante pour moi sur le coup, idée que Michelle Schatzman a formulée dans son « billet » du 23 octobre 2009 intitulé « Inséparables », car c’est bien de cela que notre esprit — toujours en recherche d’acuité — rêve, il rêve, notre esprit, d’idées qu’il n’a pas encore eues, d’idées que presque personne n’exprime couramment, il rêve d’une nouveauté profonde, hors des ornières du conformisme mimétique, et il se projette sans cesse dans son imaginaire vers des contrées lointaines pour des rencontres avec des espèces mathématiques ou végétales nouvelles.

« En travaillant avec mes étudiants en thèse, je me suis rendu compte que les modes de réflexion des uns et des autres sont tous différents, tous singuliers, mais qu’il n’y a jamais de petit robot sans affects qui ferait des bonnes maths. »

Voilà, cette idée profonde, bien que je sois philosophe (non professionnel) obsédé tous les jours par la philosophie des mathématiques et donc spontanément quelque peu sévère à l’encontre de toutes les formes de banalités qui circulent, cette idée-constatation que Michelle Schatzman a ainsi exprimée, rebondissant sur l’interdépendance entre affectivité et créativité, cette idée-là, je ne l’ai jamais eue, je ne l’avais jamais lue auparavant, et dès que je l’ai lue, c’est-à-dire découverte sur le site IdM, j’ai compris à quel point l’individuation de l’esprit, en mathématiques, est une donnée aussi fondamentale et incontournable pour la philosophie, qu’elle l’est pour l’étude et la classification des espèces biologiques. Oui, nous, mathématiciens, affirme Michelle Schatzman, nous avons une manière qui nous est propre de voir et de comprendre les mathématiques au contact desquelles nous entrons au cours de notre carrière, et c’est bien normal, c’est un état de fait de la complexité du monde, et peut-être que cela explique aussi un peu pourquoi, dans l’enseignement secondaire, tant de demi-échecs et de frustrations se rencontrent, car peut-être que les mathématiques qui nous sont présentées dans l’enseignement ne s’accordent-elles pas immédiatement à la conformation intrinsèque de notre pensée en gestation. Contre toute la circulation des apprentissages-types, Michelle Schatzman a exprimé qu’il faut répondre en soi, pour soi et ensuite pour les autres aux exigences intérieures qui commandent de constituer et d’entretenir ses propres modes de réflexion. Bravo !

Peu d’idées sont gravées dans ma mémoire comme essentiellement compactes et rayonnantes pour m’avoir dérangé par une nouvelle pertinence imprévue qui a enrichi l’élaboration incessante de ma propre vision du monde. A titre d’exemple, je me souviens d’avoir été particulièrement dérangé, « dans la chair profonde de ma cervelle philosophique », pourrais-je dire en usant d’une métaphore un peu fantaisiste, par une phrase de Gromov qui disait en substance qu’en mathématiques, il n’y a presque que des mauvaises questions soulevées par « des mathématiciens stupides » qui croient que c’est en démontrant des théorèmes de comparaison entre la géométrie et la topologie des variétés différentiables (ce que Gromov a beaucoup fait lui-même, me semble-t-il) qu’on comprendra vraiment les choses. Enoncer cela face à un philosophe qui croit « dur comme fer » en l’aporétique socratique et en la force des questions métaphysiques pures, c’est lui envoyer un coup de semonce, et, ensuite, c’est lui ordonner de se « réveiller de son sommeil dogmatique », comme Kant l’avouait après ses lectures de Hume ! Mais Gromov a voulu dire quelque chose d’extrêmement profond, que peu de personnes semblent comprendre, et qui rappelle une pensée de Poincaré d’après laquelle il faut se méfier des questions « que l’on se pose » et préférer s’orienter vers les questions qui se posent elles-mêmes. Ce que Gromov voulait dire, au fond, c’est que poser des questions, c’est un peu facile, et que le vrai travail, c’est souvent se rendre compte qu’on ne sait pas encore poser les bonnes questions, surtout après en avoir résolu de nombreuses qui allaient, sans qu’on le sache, dans la mauvaise direction. Donc Michelle Schatzman, sans qu’elle l’ait su, m’a apporté une idée qui restera gravée en moi, aussi longtemps que celle de Gromov, car dire que chacun comprend les mathématiques avec ses propres modes de réflexion, eh bien, c’est surprenant et profond aussi !

« Quand je cherche à comprendre ma manière de faire des maths, écrit aussi Michelle Schatzman, je sais d’abord que j’ai besoin d’écrire. Si je me contente de lire un résultat nouveau pour moi, je ne le comprends pas tant que je n’ai pas refait la démonstration pas à pas, au besoin en la modifiant à mon goût. »

L’écrivain allemand Hermann Hesse, dans un passage du recueil d’articles intitulé « La bibliothèque idéale », écrit que la qualité d’un écrivain ne dépend pas de son quotient de temps passé en lecture/écriture, et ainsi, lire en réécrivant presque tout, c’est penser et repenser par soi-même.

À Michelle Schatzman, donc, en signe de reconnaissance, car continuer à vivre, c’est vivre dans la pensée de ceux qui subsistent, si je puis me permettre cette pensée évidente.

ÉCRIT PAR

Joël Merker

Professeur - Université Paris-Saclay

Commentaires

  1. Patrick Popescu-Pampu
    septembre 25, 2010
    10h09

    Je crois que la nécessité de tenir compte des affects
    dans l’enseignement est pleinement consciente désormais,
    au moins chez les chercheurs en neurosciences. Par exemple,
    dans le dernier numéro (41, sept-oct 2010) de la revue
    `Cerveau et Psycho’ (éditée par la rédaction de `Pour la Science’),
    on trouve des considérations à ce sujet dans l’article
    `Quand les neurosciences inspirent l’enseignement’, de Daniel Favre
    (docteur en neurosciences et professeur en sciences de l’éducation
    à l’IUFM de Montpellier). Je cite (de la page 52) :

    « Les neuroscientifiques savent à quel point émotion et cognition sont
    liées. L’apprentissage n’est pas possible sans que ne se produise
    une déstabilisation cognitive […] qui a des répercussions au plan
    affectif [et] engendre dans un premier temps une frustration liée
    au fait que ce que l’on savait n’est plus pertinent et qu’on doit le
    remettre en question. […] La déstabilisation cognitive et affective
    présente dans tout apprentissage ouvre chez l’« apprenant » une période
    de vulnérabilité au cours de laquelle il ne faut pas l’affaiblir. Car
    l’éleve affaibli peut devenir à son tour affaiblissant : l’échec scolaire
    entraîne la violence scolaire, comme l’ont montré diverses études. »

  2. Aurélien Djament
    septembre 27, 2010
    7h38

    Bonjour à tous,

    merci à Joël Merker pour ce billet dont je partage l’essentiel de la teneur. Les éléments subjectifs forts intervenant dans la création scientifique constituent des points d’appui objectifs pour dénoncer la précarité grandissante qui sévit dans la recherche : ajouter à la déstabilisation psychologique causée par le processus normal de la recherche une insécurité professionnelle qui interagit avec ledit processus est à l’évidence un facteur destructeur qui montre que la lutte contre la précarité n’est pas seulement une revendication sociale, mais aussi un élément d’amélioration de la qualité scientifique des travaux de recherche. (Il suffit d’ailleurs de voir comme les postes statutaires de chargés de recherche au CNRS, pourtant peu attractifs financièrement par rapport à de nombreux pays étrangers, attirent des chercheurs brillants du monde entier.) C’est aussi un point d’appui pour exiger le retour à la diversité linguistique dans la recherche : imposer une langue qui n’est pas la sienne à quelqu’un perturbe ses affects de manière considérable ; la diversité des modes de pensée s’en trouverait largement épanouie.

    Bien cordialement,
    A.D.

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