Si l’on suppose que l’école primaire doit instruire , une « refondation », indépendamment des termes exacts employés, est depuis longtemps fondamentalement nécessaire 1Que cette refondation soit possible ou non est une autre question. Le mathématicien russe Alexeï Sossinski qui s’est beaucoup intéressé à l’enseignement me semble développer de bons arguments lorsqu’il dit ne pense pas qu’une réforme – positive – soit possible*. De toutes les façons plus on attend pour prendre des mesures efficaces moins on a de chances, si c’est encore possible, de réussir et plus les mesures à proposer devront être drastiques. * Alexei Sossinski, Mathématiques appliquées à l’école ? Ah, non ! , revue Commentaire, été 2012. Voir ici
Il est certes étrange que les partisans officiels de cette refondation soient globalement ceux qui affirmaient encore récemment « Le niveau monte » et encore plus étrange que, plus ils admettent l’importance de la baisse de niveau, plus ils proposent des objectifs mirifiques et hors de portée.
Évitons ce grand écart pour recommander un objectif immédiat, beaucoup plus modeste au moins en apparence : repérer les erreurs fondamentales qui ont pu être commises dans le passé pour éviter qu’elles ne se reproduisent. Il faut, avant tout, Comprendre les Questions Fondamentales Disciplinaires.
Ce qui est fondamental dans l’instruction est :
i) en terme de niveau, l’enseignement primaire et en particulier ses débuts, fondamentaux par essence ;
ii) en terme de disciplines, « une forme adaptée d’arithmétique au sens ancien » et « l’écriture-lecture de la langue au sens large et au sens étroit » 2J’emploie des termes volontairement imprécis car une partie du travail sera justement de les préciser. J’entends par « forme d’arithmétique au sens ancien » le fait de « penser le cours d’arithmétique non comme un cours de mathématiques mais comme un ensemble organisé de connaissances liant le calcul, la géométrie et la physiques », ce qui est une autre manière de dire ce que je propose dans l’article « Singapore math ou Singapore Math Inc. ». J’entends par « écriture-lecture de la langue au sens large et au sens étroit » le fait d’ajouter à l’enseignement de l’écriture-lecture au sens strict l’enseignement des débuts de l’orthographe et de la grammaire.. Ce sont les bases de la culture générale, scientifique et humaniste ; et inversement, Savoir Lire Ecrire Compter Calculer 3Développé dans le paragraphe « La lecture, moyen et objectif de l’acquisition d’une culture générale » du texte fondateur SLECC de 2004. Voir ici –SLECC– exige une bonne connaissance des mots et du monde 4“Libre adaptation” de E. D. Hirsch, Reading Comprehension Requires Knowledge – of Words and the World, American Educator, Spring 2003. Voir ici
iii) l’ensemble des idées qui ont une certaine permanence qui porte à leur enracinement ; on va donc s’intéresser en particulier à celles qui traduisent une grande continuité négative, puisque l’on analyse, pour les combattre, les faiblesses d’un système très dégradé : es exemples les plus typiques sont les positions positives invariantes de 1880 à 1970, qui s’inversent à ce moment-là et persistent sous cette nouvelle forme de 1970 à nos jours.
Quel passé étudier ? Historiquement on peut s’accorder sur le fait que la première grande rupture – positive – dans l’histoire de l’école primaire est la rénovation pédagogique effectuée pendant les années 1880, au nom de la méthode intuitive sous la direction de Ferdinand Buisson et James Guillaume. Depuis cette époque la principale rupture – reconnue autant par ses partisans que ses opposants – se situe en 1960/70 au moment de la réforme des maths modernes en primaire.
La réforme des maths modernes se présente, dans la charte de Chambéry de l’APMEP de janvier 1968, comme la « conception constructive, axiomatique, structurelle des mathématiques [s’appliquant] de la maternelle aux facultés ». Elle justifie l’existence d’une chimère absolue : la conception axiomatique, structurelle des mathématiques [s’appliquant à] la maternelle !! Et à lire cet énoncé recommandant l’axiomatique en primaire – et c’est ce qui a été fait –, on peut se douter qu’il va y avoir conflit avec la méthode intuitive précédemment recommandée.
Questions Fondamentales Disciplinaires
Un exemple très partiellement traité : Nombres purs et nombres concrets
Avant 70 :
De 1880 à 1970, les notions de nombres purs et de nombres concrets sont au programme du primaire.
Nombre concret : nombre suivi du nom de son unité.
Exemples : \(3\) kg ; \(2\) poules ; \({1\over 4}\) litre ; \(0,2\) kg, \(\sqrt{3}\) m.
Nombre pur (ou abstrait) : nombre qui n’est pas suivi du nom de son unité.
Exemples : \(3\) ; \(2\) ; \({1\over 4}\) ; \(0,2\) ; \(\sqrt{3}\).
Il y a donc deux types différents de comptage
– le comptage avec les nombres purs : \(1\) ; \(2\) ; \(3\) ; \(4\)…
– le comptage avec les nombres concrets : \(1\) gâteau ; \(2\) gâteaux ; \(3\) gâteaux ; \(4\) gâteaux …qui suppose donc la prise en compte explicite de l’unité. Nous ne nous occuperons pas des différences théoriques qui existent entre le comptage avec les nombres purs et le comptage avec les nombres concrets (pour ceux qui sont intéressés, il y en a un exemple dans le texte complet).
Et il y a aussi deux types de calcul différents: le calcul sur les nombres purs et le calcul sur les nombres concrets.
Si l’on se limite aux nombres purs, on peut effectuer n’importe quelle opération à partir de deux nombres, sauf la division par zéro 5Ceci est un gros avantage des nombres purs qui permet, lorsque l’on a un schéma de calcul permettant de résoudre une question, toute une phase dans laquelle « on se laisse guider par le calcul ». Attention quand même..
Mais comme un nombre concret « 3 m » contient plus de données qu’un nombre pur « 3 » il n’est pas anormal que « l’on ne puisse pas faire toutes les opérations » sur un couple quelconque de nombres concrets : le calcul sur les nombres concrets est donc en ce sens plus régulé – c’est-à-dire soumis à plus de règles, limitatives par essence – que le calcul sur les nombres purs. Mais ce sont ses limitations qui font sa richesse et le fait que « l’on ne puisse pas écrire 3 dm + 4 kg » en est un exemple (mais je l’ai écrit !). Ajoutons que le calcul sur les nombres concrets est une des bases de l’analyse dimensionnelle, dont les débuts peuvent en être enseignés en expliquant que « l’on n’ajoute pas des vaches et des cochons » et qu’il s’agit d’un des principaux outils de la résolution des problèmes d’arithmétique. Mais son importance ultérieure est encore plus forte : le grand physicien John Archibald Wheeler tirait la leçon en disant « Never calculate without first knowing the answer ». Autrement dit : ne pas se lancer dans un calcul, qui plus est compliqué, sans avoir trouvé au préalable, avec l’analyse dimensionnelle, la forme qualitative du résultat. Par exemple, si l’on divise des km par des heures on va trouver des km/h et c’est fort encourageant si l’on cherche une vitesse (et beaucoup moins si l’on cherchait une distance).
Après 1970 :
P. Jacquemier, membre important de l’APMEP et rédacteur des programmes du primaire de 1970 nous disait :
« Les Instructions de 1945 parlent en plusieurs endroits de « nombres concrets ». Cette expression […] est proprement antinomique, car un nombre ne saurait être concret »10Philippe Jacquemier, Promenade au long du programme du 2 Janvier 1970 et des commentaires qui les accompagnent, in La mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, pages 43 à 52, page 62..
P. Jacquemier s’appuie sur le fait incontestable que les mathématiques sont abstraites pour suggérer qu’un nombre, qui est mathématique, ne peut être le contraire c’est-à-dire concret. Discours on ne peut plus formel. De plus si on remplace nombre concret par la définition qui était donnée dans tous les manuels (voir supra), on trouve le fond du raisonnement « L’expression « nombre concret » est proprement antinomique car un nombre ne peut pas être suivi du nom de son unité »… Et il s’agit d’une idée négative importante et récurrente puisqu’on la retrouve encore de nos jours (notamment sous la plume de Stella Baruk mais pas seulement).
Donc plus de nombres concrets. Ce qui est visé est :
1) l’abandon des opérations sur les grandeurs, c’est-à-dire la notamment la coupure avec la physique
L’abandon des « opérations sur les grandeurs » est bien la mutation fondamentale apportée par les programmes transitoires, c’est lui qui transforme profondément les démarches de la pensée dans l’enseignement élémentaire. 11Marguerite Robert, Réflexions sur le programme rénové : Un nouvel état d’esprit, in La mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, page 16.
2) le refus de l’appui sur la mesure pour introduire les nombres,
Les naturels ne sont plus liés à la mesure des objets du monde physique et, surtout, les opérations sur les naturels ne sont plus tirées des opérations sur les « grandeurs » du monde physique ou de l’univers quotidien telles que longueurs, poids, prix, capacités 12Marguerite Robert, Réflexions sur le programme rénové : Un nouvel état d’esprit, in La mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, page 15.
3) le refus de toutes les formes d’analyse dimensionnelle qui sont présentées comme des obstacles à la compréhension des élèves (ici de plus les exemples donnés sont biaisés et ce choix traduit une certaine malhonnêteté).
Une pédagogie ancienne, mais pas disparue, fait dire : « Si tu veux trouver des litres, il faut que tu commences par des litres ». C’est peut-être de tels dogmes, un tel arbitraire, de tels entraînements mentaux, qui empêchent les enfants de comprendre. En voici d’autres : quand on divise des francs par des francs, on ne doit pas trouver des francs ; quand on divise des litres par des vases, on trouve des litres 13Philippe Jacquemier, Promenade au long du programme du 2 Janvier 1970 et des commentaires qui les accompagnent, in La mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, pages 43 à 52, page 63.
Ceci dit, l’histoire tourmentée de l’enseignement des mathématiques en France semble plutôt conforter une vision pessimiste. Pour toute les raisons que l’on vient d’évoquer et bien d’autres, la tâche qui incombe à M. Villani et M. Torossian, responsables de la Mission Maths proposée par le ministre de l’Education, semble immense puisqu’elle consiste en rien moins que proposer des orientations qui « donnent aux jeunes le goût des mathématiques » … en trois mois ! Si l’état de l’école est extrêmement grave, on ne va pas « refonder l’école en trois mois » et, pour reprendre le début de cette lettre il faut éviter avant tout le grand écart que je dénonçais plus haut, y compris dans le rôle que s’assigne cette mission.
Il est manifeste – et c’est logique si la dégradation est ancienne – que
- les résistances sont telles que la mission n’arrivera pas à convaincre de la nécessité d’une rupture suffisante dans un délai imparti aussi court
- dans le cas où cette mission avancerait des mesures jugées « trop indépendantes par rapport à l’appareil », celui-ci, qui a déjà l’aptitude naturelle à changer l’or en plomb, montrerait ses capacités paralysantes.
Dans la mesure où il s’agit d’une question de temps, – le temps de convaincre – une solution ne serait-telle pas que la mission pousse au plus loin son désir de rupture dans les délais prévus mais qu’elle ne s’arrête pas là. Elle pourrait ainsi recommander dans son rapport final de prendre diverses initiatives qui permettraient d’assurer la continuité de ce qu’elle a commencé à faire : ce peut être, sans que ces propositions s’excluent, la création d’un comité de suivi et / ou de propositions dont l’indépendance doit être garantie au maximum, l’organisation de colloques régionaux, espacés mais réguliers permettant une consultation beaucoup plus large que l’actuelle…
Qu’en pensez-vous ?
Vous trouverez le texte complet de ce billet sur le blog de Michel Delord.
9h29
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