Si loin dans notre passé classique : l’arbre de toutes les sciences, méditable par un seul homme
Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales : à savoir la médecine, la mécanique et la morale.
[Descartes1625]
L’arbre de toutes les formules mathématiques possibles
Le géomètre contemporain Mikhaïl Gromov suggérait, il y a une dizaine d’années ([GromovLangevin2000]), de visualiser le corps des mathématiques comme un « arbre » immense qui se développe de manière exponentielle, « l’arbre de toutes les formules mathématiques possibles », dont les racines seraient les axiomes de systèmes fondamentaux, tels que par exemple la théorie des ensembles, l’algèbre, la topologie générale, ou encore l’analyse non standard. Les branches maîtresses d’un tel arbre seraient constituées de disciplines majeures qui ont un intérêt transversal, comme par exemple l’algèbre linéaire, la géométrie différentielle, ou la théorie de l’intégration. Avec une spécialisation qui s’accentue encore, en s’élevant dans cet arbre, on se rapprocherait des branches plus récentes, telles que les formules de représentation intégrale, les systèmes dynamiques holomorphes ou la topologie symplectique, on s’élèverait ensuite aux ramures et aux nervures contemporaines pour y découvrir les innombrables « théorèmes centraux » qui coagulent des sujets de recherche actifs. On atteindrait enfin les feuillages viridescents et terminaux qui recueillent l’énergie précieuse à la croissance du tout. À ces extrémités, le sujet-mathématicien jouerait le rôle d’une précieuse chlorophylle, mortelle, mais essentielle.
Ramification multivaluée et orbifoldes de l’âme
Si « arbre » il y a, c’est en effet parce que les résultats mathématiques se solidifient et se « lignifient » sous le « cambium » des surfaces actives. La croissance de cet arbre procède d’une accrétion synonyme de progrès et de stratification théorique. De plus, l’horizon des mathématiques vivantes se « ramifie vers l’Inconnu par inversion multivaluée 1— comme s’il s’agissait d’un revêtement ramifié entre deux surfaces de Riemann — », de même que les branches étales d’un chêne progressent dans l’air pénétrable en laissant éclater leurs ramures. Et surtout, à cause d’une exponentiation incessante des possibles, et à cause de bifurcations imprévisibles, la croissance de cet arbre mathématique est de nature intrinsèquement « hyperbolique 2En 1988, Mikhaïl Gromov a donné un exposé dans lequel il définissait une généralisation ontologiquement très étendue de la notion de groupe libre. Il a introduit des notions métriques nouvelles pour relier les groupes libres aux variétés à courbure négative, de loin les plus nombreuses. Un théorème essentiel de la théorie énonce que tout groupe hyperbolique finiment engendré est de présentation finie.» : elle possède une démesure interne qui dépasse largement toute taille humaine
Luxuriances végétales démultipliées
Impression de force, de puissance et de gloire, mais aussi un sentiment d’absurde à l’aspect de cette cathédrale végétale dont la façade luxuriante, les fûts géants couronnés de feuillages, les nefs sauvages, les arcades béantes, les ogives qui se ramifient à l’infini, les portails multipliés dans toutes les directions donnent toutes également sur le vide et sont étrangement déserts.
[Cendrars1985]
Telle est donc l’image allégorique de l’arbre mathématique, qui règne dans l’immensité invisible de son ouverture.
Questions gromoviennes troublantes
Mais cette idée d’un tout architectural bien enraciné sur ses bases et ramifié à ses extrémités créatrices n’est pas exactement celle que Mikhaïl Gromov souhaite suggérer, car elle serait essentiellement inexacte par imperfection de pensée.
En effet, l’arbre mathématique n’existe pas vraiment en tant qu’arbre actualisé comme « cathédrale végétale », fût-il d’une réalité idéale et supérieure, car en fait, la forme de l’arbre mathématique n’est pas définitivement fixée ; aussi cet « arbre » n’est-il pas aisément embrassable comme un tout qui se donnerait immédiatement au regard dans l’acte simple d’une perception. Si donc il existe un arbre de la connaissance mathématique, ce doit être un arbre dont la présence reste en partie indécise. Si donc les mathématiques sont arbre au sens d’une métaphore allusive, ce doit être surtout quant à ce qu’elles suggèrent d’immensité abstraite et de potentialité irréalisée.
L’inachèvement, partout, des cathédrales
La première pierre de la Sagrada Familia, la cathédrale d’Antonio Gaudi, a été posée en 1882. L’architecte n’ayant pas laissé de plans, nul ne sait aujourd’hui si elle sera terminée un jour et quel pourrait être précisément son aspect final. Il en est de même de certaines théories en mathématiques, théories pour lesquelles les conjectures représentent les échafaudages temporaires.
[Mazur2001]
Spéculation, « mon amour »
Enfin, quant à cette immensité arborescente potentielle que seraient les mathématiques pour l’esprit poétique, on peut se livrer, avec Mikhaïl Gromov, à un jeu de pure spéculation pseudo-rationnelle qui soulève néanmoins des problèmes philosophiques extrêmement profonds. En effet, des questions naïves, simples, métaphysiques, affluent aisément : Comment mesurer les dimensions de cet « arbre » ? Quelle est la topologie, quelle est la géométrie globale de cet « arbre » ? Quelle est l’« échelle humaine » vis-à-vis de cet arbre ? Quels sous-ensembles de cet « arbre » représentent les entités que nous appelons des théorèmes ? Quels sont les échantillons de cet « arbre » qui recèlent le plus de « sens » mathématique ?
« Nous », minuscule nuage à la dérive
Grimpons alors dans cet « arbre de Hilbert », continue Mikhaïl Gromov, où nous nous voyons confinés dans une région minuscule, c’est la région de nos « mathématiques humaines », une sorte de petit nuage allant à la dérive dans l’immensité de branches qui s’élargissent exponentiellement. Nous nous demandons : quelles sont la taille, la forme et la position de ce petit nuage ? Se métamorphose-t-il avec le temps ? Pourquoi notre petit nuage possède-t-il des affinités avec certains nœuds de l’arbre ? Quelles parties de cet arbre jugeons-nous « inintéressantes », et quelles parties considérons-nous comme de « bonnes » mathématiques ? Pourquoi en est-il ainsi, et non pas autrement ?
Quelques références
Cendrars, B. : Trop c’est trop, Équateur, Denoël, Paris, 1985.
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Descartes, R. : Principes de la Philosophie, lettre-préface.
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Gromov, M. : Interview : Mikhaïl Gromov (par R. Langevin), dans : Development of Mathematics 1950—2000, J.-P. Pier Éditeur, Birkhäuser, Boston, p. 1213.
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Mazur, B. : Le Renard et le Hérisson, dans : Grandes et petites énigmes mathématiques, La Recherche, numéro spécial, 346, Octobre 2001.
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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
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