Melencolia I
C’est le titre d’une gravure de 1514 du peintre de la renaissance Albrecht Dürer, qui y dépeint la mélancolie (du grec melancholia, pour melas, noir et cholée, humeur). Le tableau est célèbre et inspirera de nombreux artistes de Paul Verlaine 1avec ses poèmes saturniens à Lars von Trier 2son dernier film : Melancolia en passant pas Jean-Paul Sartre 3qui souhaitait que la gravure de Dürer illustrât « La nausée ». Dürer est non seulement peintre, mais s’intéresse aussi sérieusement aux mathématiques, et écrira même plus tard, un traité de géométrie « pratique ». Outre les attributs du géomètre, comme le compas, deux objets mathématiques attirent le regard.
- D’abord, un polyèdre. Il s’agit en fait d’un rhomboèdre 4du grec rhombos qui signifie objet tournant, par exemple une toupie, et a aussi donné rhomboïde, losange en grec c’est-à-dire d’un polyèdre dont les faces sont des losanges, qu’on obtient en déformant un cube, et qui est ici tronqué. Sur l’excellent site mathcurve, on trouve une représentation graphique convaincante de la construction du polyèdre de Dürer.
- On trouve aussi un carré magique de taille \(4\), qui est
\[\begin{array}{|c|c|c|c|}
\hline 16 & 3 & 2 & 13 \\
\hline 5 & 10 & 11 & 8\\
\hline 9 & 6 & 7 & 12\\
\hline 4 & 15 & 14 & 1\\ \hline
\end{array}\]
Un carré magique de taille \(4\) est un tableau carré, où les nombres allant de \(1\) à \(16\) apparaissent une et une seule fois, tel que la somme des nombres sur chaque ligne, chaque colonne et les deux diagonales vaut un même nombre \(N\). Ce nombre est forcément \(34\), parce que la somme de tous les nombres du carré est \(8\times 17\), qui doit valoir \(4\times N\) et donc \(N\) vaut \(34\). Le carré représenté par Dürer possède des propriétés supplémentaires. Ainsi la somme des nombres situés sur les \(4 \) sous-carrés de côté \(2\) vaut aussi \(34\), ainsi que la somme des \(4 \) coins du carré initial, ou encore la somme des nombres adjacents aux \(4\) coins du carré dans l’ordre des aiguilles d’une montre, c’est-à-dire \(8+14+9+3=34\). Toutes ces propriétés ne sont pas caractéristiques de ce carré, car, après quelques transformations simples, on peut trouver un carré magique ayant ces mêmes propriétés, par exemple, celui-ci, obtenu en tournant d’un quart de tour le carré précédent
\[\begin{array}{|c|c|c|c|}
\hline 4 & 9 & 5 & 16 \\
\hline 15 & 6 & 10 & 3\\
\hline 14 & 7 & 11 & 2\\
\hline 1 & 12 & 8 & 13\\ \hline
\end{array}\]
ou celui obtenu en permutant les deux colonnes du milieu, ou encore les deux lignes du milieu, ou encore en faisant une symétrie axiale d’axe horizontal ou vertical.
Et la mélancolie dans tout ça ? Les historiens d’art se sont longuement penchés sur l’interprétation des symboles de l’oeuvre de Dürer. Si le choix du polyèdre semble laisser les spécialistes perplexes, Klibansky, Panofsky et Saxl (dans le chapitre 2 de Saturn and Melancholy) avancent l’idée que le carré magique de Dürer représente une sorte d’antidote à la mélancolie, traditionnellement attachée à Saturne 5Saturne a de quoi être déprimé : après moult péripéties, il a été chassé des cieux (et de son trône) par son propre fils Jupiter. Or, à cette époque, les carrés magiques sont mystérieux et considérés comme des symboles des planètes. En 1500, un mathématicien italien Luca Pacioli, que Dürer aurait pu rencontrer à Bologne, a écrit un traité sur les symboles planétaires, où figure le carré de Jupiter, celui-là même reproduit par Dürer, Jupiter, figure joyeuse, contrecarrant l’influence de Saturne (mais n’y parvenant pas, toujours d’après Klibansky, Panofsky et Saxl, qui voient finalement dans cette oeuvre un autoportrait de Dürer en guetteur mélancolique). Nul doute qu’à l’époque les astrologues entretiennent la confusion entre astrologie et mathématiques. Jean Thenaud, un contemporain de Dürer écrit ainsi dans son « Traité de science poétique » ce qu’il tient pour une démonstration de la mélancolie de Saturne :
Les mathématiques qui plus subtilement spéculent les choses disent Saturne être triste pour ce que l’étoile dicte Saturne annonce toujours choses tristes par sa naissance.
Dürer, fin géomètre, n’était lui probablement pas dupe, même si le choix de ce carré magique en particulier a sans doute une explication plus symbolique que mathématique. En tout cas, il ne faudrait y voir aucun message sur le caractère mélancolique des mathématiques. Nous voilà rassurés !
Il faudra attendre 1693 pour que les carrés magiques 4×4 perdent un peu de leur magie et que le mathématicien français Bernard Frénicle de Bessy fasse la liste des \(880\) cas basiques possibles. On obtient tous les carrés magiques 4×4 après rotations et symétries d’un de ces cas basiques. A partir d’un carré magique, on trouve ainsi \(7\) autres carrés. Autrement dit, un carré magique a \(8\) formes possibles. Dans la classification de Dudeney, les carrés sont répartis en douze groupes suivant la disposition des paires de nombres dont la somme vaut \(17\). Ainsi le carré de Jupiter est dans le groupe III et correspond au n°175 dans cette liste.
Il reste que la question combinatoire difficile de comprendre les carrés magiques recèle encore bien des mystères, tout comme Melencolia I.
12h22
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